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08/10/2011

79. Mathilde



Mathilde ne supporte plus cette petite musique de mort qui monte du fond de la salle pour se frayer un chemin entre les invités afin de résonner dans ses oreilles. Parfois elle crée un larsen, car le son est trop fort, ou alors il s’agit tout simplement de mauvaises notes, ou pire encore, elle devient allergique aux morceaux de rock qui remonte bien avant les années soixante. La voici, triste figure pathétique, dans une situation complexe, elle est seule dans une grande fête remplie d’inconnus et Jean n’est plus là. Le monde qu’elle côtoie n’est pas le sien, elle ne connaît pas ses visages, encore moins les serveurs à l’allure de m’as-tu-vu qui semblent partout à la fois. Les ordres émanent d’un grand chef invisible, chaque fourmi de ce terrier savent ce qu’ils ont à faire. En un sens c’est parfait. Réglé jusqu’au détail insignifiant, par exemple, l’un de ses affreux pingouins repose avec précaution une fourchette sur la table au millimètre près. Un autre encore repasse au vinaigre blanc une pièce en métal dont elle ne connaît pas l’usage. Les invités vaquent consciencieusement dans ce petit palace aux dimensions exorbitantes, certains s’arrêtent devant quelques peintures ornant les murs. Toutes représentent la mer, il n’y en a qu’une, cachée dans un endroit secret, tel un Dorian Gray, le grand maître le cache des yeux de son public, car personne ne peut le comprendre. C’est une grande dalle noire, un noir brillant. Il y a juste une trace rouge sombre sur la partie supérieure. Mathilde n’en sait pas plus.
Tout semble faux dans cette grande réception digne de la splendeur des Amberson. Le quatuor qui s’agite dans la salle de concerto est bien trop classique, une bibliothèque quelque part avec les plus grands romans français et anglais dans des vieilles éditions (jamais ouverts, jamais lus), la peinture comme une part de soi, le mobilier digne d’un décor à la Marie-Antoinette, des servants d’une époque révolue, des invités de la haute-société, déconnectés de la réalité, l’œil jugeant la soirée dans les moindres faits. Ils semblent tous déconnectés de la réalité, ces hommes, pense-t-elle, ne connaissent plus rien à la rue. À présent elle s’appuie contre un pan de mur incrusté de dorures, elle ne touche plus à rien, elle a peur de se contaminer. Ses cheveux légèrement bouclés jurent avec les permanentes de ces dames-là, un éclair roux passe dans ses cheveux châtains, ses bras nus sont croisés au niveau de sa poitrine qu’elle juge trop petite, ses yeux bleus fixent un point invisible à deux mètres au moins devant elle, elle impressionne beaucoup jusqu’à son allure, cette longue robe tout plissée qu’on lui a cousue, ces quelques paillettes jetées de ci de là, ce naturel qu’elle a dans la beauté, et quand on s’approche d’elle et qu’on lui demande en anglais d’où elle tire une si époustouflante beauté naturelle, elle répond: « sorry, i’m french, i don’t understand. » bien qu’elle comprenne très bien. La mélancolie remplace ce si joli sourire, elle a retiré ce soulier de cuir contraignant pour tracer du pied un quart de cercle imaginaire à même le parquet lustré, c’est la limite pour les autres qui semble prévenir: n’envahissez pas mon monde. Ça fonctionne, tour à tour, les invités fuient son entourage, à l’aide aussi du quatuor de musiciens qui demandent l’attention du public. Elle sourcille légèrement, tant mieux, la voilà presque seule, hormis cet homme ivre mort sous l’escalier qu’on cache de peur de choquer, sa femme lui tient la main, pleure, elle chuchote tout bas qu’il lui fait honte. Shame on you. Au moins c’est dit. Vient encore le passage incessants des employés de la salle de réception à la cuisine. Sinon c’est tout, pas un regard sur elle, sur cette larme de cristal qui vient de perler du coin de son oreille. Elle descend au ralenti le long de sa joue, elle vient se perdre sur le coin droit de son menton, elle tombe sur le sol, flip, flop. D’autres ont suivies. Celui qui lui ouvre la porte ne daigne même pas poser ses yeux sur cette créature hybride qu’il croit riche. Il souhaite la bonne soirée, les yeux immobiles sur le mur qui lui fait face. Mademoiselle sort, dans un repli secret, cachette maternelle de ladite robe, elle plonge la main. Elle en sort un étui à cigarettes puis un briquet. Elle en tire une cigarette, elle replace l’étui à sa place. Elle s’allume la cigarette en fermant les yeux, elle inspire une bonne bouffée de tabac, elle rouvre ensuite les yeux, non, miraculeusement elle ne s’est pas transporté dans un autre endroit du globe. La grande demeure est dans son dos, sombre, austère, éclairée par des néons, la façade fait office de vieille citadelle perdue dans une jungle hostile. L’escalier qu’elle descend est en forme de U, elle retire ses chaussures sur la dernière marche, ses pieds nus résonnent à chaque pas en remuant ainsi dans les graviers. Elle craint d’être repérée, mais repérée par qui? Par quoi? La voici maintenant traversant les ombres, elle frôle l’écorce d’un arbre, mais où est-elle bon sang? Elle s’enfonce entres les plantes exotiques, elle contourne une grande serre, maintenant elle sait qu’elle a trop dérivé sur la gauche, elle sait qu’elle doit longer la serre de tout son long, ses pas la ramène sur un autre chemin de petits cailloux blancs cette fois, ce chemin la dépose tout contre une grille en fer forgé qui, faute des temps modernes, peut difficilement cacher le digicode qui luit en bleu clair. Elle prend la première à droite après la grille, elle s’élance sur une grande route vide de tout fantôme, Mathilde n’a peur de rien, la grande route est entourée de haies qui font le double de sa taille, derrière ses haies se trouvent des forêts entières. Deux cents mètres plus loin, elle se retourne pour s’apercevoir que la clarté qui éclaire encore sa route est celle de la réception qu’elle vient de quitter. Trois cents mètres plus loin elle reproduit le même geste, c’est une nuit sans lune, c’est une nuit sans lui aussi. Elle ne sait pas où elle marche. Ni vers où. Simplement marcher, c’est tout.

Le lendemain matin le froid et l’humidité d’abord la réveille. Vient ensuite quelques éclats de lumières, en fait il s’agit des rayons du soleil qui se réverbère dans les gouttes d’eaux en suspension sur les feuilles d’un arbre au creux duquel elle s’est endormie. Elle s’étire l’âme encore dans les brumes de son esprit, ses yeux parcours une sorte de clairière, une biche la scrute dans un coin de ce grand tableau, elle ne tardera pas à fuir, scène étrange. Elle ne retrouvera pas ses chaussures, c’est pied nue que Mathilde rentre, nous sommes lundi, c’est un début de semaine triste, l’air se radoucit, l’hiver sans doute se prépare, ou bien c’est l’hiver qui termine… elle paraît avoir vécue dans un cocon cent années durant, alors elle (re)découvre le monde à sa manière. Le temps se radoucit, certes. Elle soulève un peu sa robe afin de ne plus l’abîmer d’avantage, mais c’est foutu, elle est déchirée sur une bonne partie. Elle regagne d’un bond la route, le bitume est froid, elle fait du stop sur le côté droit, une voiture passe, elle se rend compte qu’elle est du mauvais côté. Elle traverse à nouveau la route en pestant, salauds d’anglais. Un petit vieux dans une voiture minuscule vient. Il ne demande rien, il ne lui parle pas. Jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à bon port. Une maison qui semble jetée dans la campagne, en plein milieu, à une dizaine de kilomètres de Londres. Le nom du village est imprononçable, ça sent le mouton, elle aime bien cette ambiance un peu brumeuse, un peu campagnarde, mais pas la maison, bien trop sombre.

À l’intérieur, elle jette une lettre sur le piano.
Mathilde ramasse quelques pièces, quelques affaires jetées dans un sac. Elle déteste par-dessus tout le silence qu’elle louait autrefois, elle hait le bruit du bois qui travaille, la pendule semble souffrir, elle peine à remonter le temps. Elle n’y arrivera pas. Même en faisant chaque jour un vœu, même en fermant les yeux à l’infini. Elle peut tout aussi bien compter jusqu’à trois. Essayons. Un. Deux. Trois.

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