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12/12/2011

69. les instants



1. J’avais dix-huit ans cette année-là quand mon père m’emporta avec lui dans une tourné d’introspection de sa ville imaginaire. Il pleuvait énormément sur la ville, il faisait froid, nous étions seuls. J’avais amené une bande-dessinée étrange sans paroles que je redessinais. Mon père m’avait conseillé d’y ajouter des paroles, mes cases n’avaient parfois aucun lien entre elles. Nous nous sommes arrêtés devant l’hôpital, il m’a fait juré de ne rien dire à ma mère ni à ma belle-mère, encore moins à mon demi-frère ou à ma sœur. J’ai hoché de la tête, la mine apeurée. Je ne sais pas si j’avais conscience de devenir un homme, après tout, cette année-là. J’étais encore avec S. et papa m’avait fait attendre dans une grande salle blanche. À l’écran il y avait son incertitude. Dans les rangs de ce cinéma particulier d’autres malades que j’imaginais mourant attendaient leur sort. Notre chien attendait à mes pieds, au-dehors la montagne disparaissait derrière une brume opaque, la salle était trop chauffée. Mon père est apparu au bout du couloir, essoufflé. Il a fait le tour du comptoir qui me faisait face, je l’ai vu de dos, il m’a semblé réduit, la moitié d’un père en moins. J’ai feint de masquer la trouille qui me prenait au ventre, j’étais bien trop jeune pour avoir un père mourant, mais mon père n’est pas mort cette année-là, ni l’année suivante. D’ailleurs personne de ma connaissance n’est mort cette année-là, peut-être le vieux Bob, mais tout le monde se foutait bien de lui et des douilles de fusil de chasse qu’il alignait dans son antre. Il les utilisaient comme des briques, il construisait des châteaux, des petits personnages, des chevaliers, un monde miniature en douilles assassines pour faire vivre un peuple issu de son imagination débordante. Je n’ai jamais revu une seule de ses créations après sa mort, sans doute sa famille a-t-elle tout jeté, on ne construit pas la vie à partir de la mort, c’est tabou.
Papa enfin s’est retourné, il m’a dit: aller Staline, on y va!
L’infirmière a tiqué, Staline est un drôle de nom pour un chien.
Mon père l’a regardé d’un œil austère, il a ramené ses yeux sur sa création, rétorquant dans son dos qu’il ne s’agissait pas du chien, j’ai rajouté que je m’appelais Staline, l’infirmière a tenté de se moquer mais j’avais l’habitude à force. Il avait un dossier dans la main qu’il m’a tendu en sortant.
- Cache-le dans ta chambre, fais en sorte que personne ne tombe dessus!
Il m’a déposé chez ma mère, son ex-femme, je l’ai embrassé, le dossier caché sous mon pull, j’ai salué Max notre voisin en sortant du véhicule. J’ai caché le dossier derrière mon bureau, entre le mur et le bois, j’ai envoyé une lettre à quelqu’un ce soir-là, un ami dont le nom m’échappe, puis, une fois la nuit tombée, j’ai ressorti le dossier. Le cerveau de mon père m’est apparu, j’ai fait connaissance avec la machine de connaissances qu’il utilisait en permanence. J’ai longtemps contemplé les enroulements infinis, les bosses et les creux, au réveil j’avais encore le dossier sur moi, je me suis rassuré en voyant que personne n’était entré dans ma chambre pendant la nuit. J’ai remis le dossier en place derrière le bureau, en bas maman avait fait chauffé du café. J’ai allumé une clope dans la cuisine en me servant une tasse d’un jus noir informe qui fumait, la pièce devint brumeuse, ma mère ouvrit la porte s’alluma une clope, se resservit du café également, m’expliquant que c’était la quatrième tasse qu’elle buvait depuis ce matin. Je crois qu’elle était dépressive, je n’ai jamais osé lui demander. Ses seins se creusaient, son corps amaigri, tout en elle était une plaie ouverte. Et puis bien sûr, son visage étant encore celui de la beauté qu’ont certaines mères, il y avait les amants d’un soir qu’elle cachait au pied de son lit en attendant que le lycée nous enveloppe dans nos connaissances. Mais elle avait oublié que nous étions samedi matin. Heureusement pour elle, mon père avait appelé, à la sortie de la douche je l’entendais klaxonner dans l’allée, je me suis empressé d’aller à lui, de grimper dans le véhicule sans oublier de saluer le vieux Max qui promenait ses chiens. Papa a démarré, nous avons fait le tour de la ville pendant un bon quart d’heure, son job consistait à surveiller que le travail de la commune soit bien effectué, il ne sortait pas beaucoup de son véhicule, on tournait en rond dans la ville, je notais les poubelles qui débordaient, les fleurs non-arrosées, un travail de collabo qui ne l’intéressait plus vraiment. Mais ce matin ça avait changé.
- Tu aimerais voir la mer?
La question était tombée en guillotinant un innocent. Je me suis entendu dire oui sans réfléchir. Nous nous sommes dirigés sur la sortie de la ville, mon cœur s’est légèrement accéléré, le frisson de l’inconnu. Je n’ai jamais vu la mer. On a roulé de longues heures interminables. Le paysage s’évaporait, parfois beau, parfois crade, parfois lointain. Je me demandais qui pouvait habiter ici, quelle vie pouvait-ils bien avoir les gens d’ici? Je m’émerveillais devant des ponts, des montagnes qui disparaissaient, un paysage qui s’aplatissait, les champs qui disparaissaient jusque dans l’horizon et la moitié de l’après-midi venant, alors que je n’espérais plus, elle était là. D’abord silencieuse, lointaine, une lame au loin qui n’avait rien à voir avec le bleu des écoliers ni ce que j’avais pu en voir en photo. Nous nous sommes arrêtés le long d’une route contre un vieux moulin en pierres. L’habitant a salué mon père, on pourrait croire qu’ils s’étaient vus la veille. Pourtant…
Mais immédiatement je me suis retrouvé aspiré. J’ai mis les deux pieds dans le sable, ça grattait dans mes chaussures, ça s’infiltrait. Il m’a dit de les enlever, j’ai avancé plus près encore jusqu’à mettre les pieds dans l’eau. La sensation, je ne l’oublierais jamais. J’étais sur le fil en équilibre qui empêche le monde de s’effondrer, j’avais des dieux à mes pieds, les mouettes gueulaient dans le lointain. Le vent m’emportait. J’ignore combien de temps je me suis retrouvé là, mais quand papa vint me chercher, j’avais de l’eau jusqu’aux genoux, le lointain s’assombrissait, le vieil homme du moulin me souriait, j’avais une mine béate devant lui. Son moulin ne tournait plus avec le vent. Il nous a demandé si on voulait rentré, mon père a serré sa grosse main sur mon cou, oui, dit-il, nous allons passer la nuit ici si tu le veux bien Jules, il est trop tard pour rentrer. Je me souviens alors de l’omelette avalée ce soir avec des champignons et du fromage. Ils m’ont servi un verre de vin rouge, au dessert je suis sorti à nouveau, dans le noir je me suis installé sur le sable en fumant une clope que j’ai bien dû mettre une demi-heure à allumer, je me suis endormi bercé par le bruit des vagues dans le vent qui sifflait à mes oreilles. J’ai alors rêvé que j’avais atteint le but ultime, le bout du monde, une vieille femme m’apprenait des histoires qui me parlaient d’origine, j’ai pensé à mon grand-père, je l’ai vu également dans mon rêve.
Au réveil je n’avais plus la moindre signification de mon rêve, tout était absurde, la mer s’était retiré d’une bonne centaine de mètres par jalousie, j’étais habillé d’un sweat noir à capuche et une fille de mon âge bouquinait de la poésie un peu plus haut, ses pieds nus se perdant dans le sable, ses cheveux s’envolant, des larmes roulant de ses joues. Je l’ai tout de suite trouvée sublime. J’ai demandé son prénom, Mathilde, ce qu’elle lisait, le poème d’une vie d’autrefois, j’ai demandé si elle habitait ici, oui, si la mer lui plaisait, c’est toute ma vie, j’ai indiqué le moulin en précisant que je logeais ici pour la nuit, ah, fit-elle, puis elle replongea dans sa lecture. J’ai entendu la voix paternelle gueuler dans le lointain, je me suis dépêché de filer en quittant malgré moi Mathilde. Elle s’est relevée une fois que je partais en hurlant pour se faire entendre:
- Je ne connais même pas ton prénom!
- Staline! Ai-je dit.
Ensuite nous avons quitté le pays maritime pour s’en retourner à nos montagnes. Papa m’a fait jurer de garder le secret, j’ai dit ok, je l’ai embrassé, j’ai salué Max de l’autre côté de la route, je me suis allongé ce soir-là dans mon lit mais je n’ai pas pu trouver le sommeil, je cherchais partout le bruit des vagues, le son des mouettes, la sensation du sable qui gratte, le vent dans mes cheveux. Puis je n’ai jamais revu la mer cette année-là.

2. La première fois que j’ai vu S. j’avais onze ans et pépé avait fait un feu devant la maison. Il avait invité les enfants du quartier, elle avait le visage si près des flammes qu’on aurait dit qu’elle allait prendre feu mais je ne pouvais pas me détacher de ce visage irréel, de ses grands yeux bleus, de la blondeur de ses cheveux qui éclairait constamment son visage. Elle avait des lèvres charnues, elle était mature et intelligente à la fois. On brûlait des marshmallows au-dessus des braises et pépé nous racontait des histoire de chasse aux chamois dans les couloirs d’avalanche, des cerfs qu’il avait abattu, je savais depuis toujours que pépé était un sentimental derrière ses grosses mains calleuses de géant, ses épaules carrées, son corps lourd qui faisait craquer le plancher de sa maison jusqu’après son passage. Quand je dormais chez lui j’étais réveillé par le bruit de ses pas quand il se levait, la maison sentait le café et la gauloise, ma grand-mère préparait le petit déjeuner dans un bruit de casseroles, je me levais pieds nus et elle râlait car le carrelage était froid, que j’allais choper la mort, alors je mettais des chaussons trop petits pour lui faire plaisir.
Le téléphone avait sonné tard cette nuit-là, mon premier mort allais-je pensé par la suite. Mais à l’instant même je ne voyais que son visage à elle danser dans les flammes, cette sorcière juvénile qui levait de temps en temps des yeux au ciel en récitant à haute voix le nom des constellations. J’ai entendu la voix de ma grand-mère implorer dieu, quelque part elle pleurait. Mon grand-père s’est précipité dans la maison, il l’a rejoint en un éclair, je me suis approché d’elle, nous nous sommes allongés dans l’herbe, elle m’a appris la grande ourse, la petite ourse et l’étoile du berger, je n’ai retenu que ça. Quand j’ai rouvert les yeux grand-père s’excusait auprès de nous, il nous fallait tous rentrer. À regrets je l’ai vu partir, elle m’a sifflé son prénom, j’ai cru que je n’allais jamais la revoir. Au fond de moi j’étais triste, à l’intérieur, la cuisine était allumée seulement par le frigo resté ouvert, ma grand-mère minuscule qui faisait ma taille à cette époque était lovée sur une chaise derrière la table immense, elle pleurait en tenant entre ses mains tremblantes la photo de son fils. J’ai demandé ce qu’il se passait, elle ne m’a rien dit. J’ai demandé à mon grand-père, il ne m’a rien dit. Je suis allé fermer le frigo, j’ai entendu leurs respirations saccadés. Pépé a allumé la lumière, une lumière crue qui déformait les visages, les transformant en monstres inhumains, le visage de mémé tristement allongé par la douleur, je n’ai su que plus tard comment était mort mon oncle, alors qu’il faisait de l’escalade, la corde avait lâchée, il avait chuté dans les ténèbres une bonne centaine de mètres. Le choc l’avait tué, non la chute. D’autres alpinistes l’avaient trouvé là par mégarde, suspendu à sa corde, ils avaient pensé à un suicide, ce qui était fréquent chez les passionnés de l’escalade où la corde a une attention particulière de vie et de mort, mais par la suite ils avaient compris que ce n’était en rien un suicide. Cette nuit-là je l’ai passée à l’étage, le lendemain maman est venue me chercher, nous sommes passés par la maison de mon oncle et il était là, dans son bel habit du dimanche, endormi, paisible, heureux. Il ne laissait derrière lui aucune famille. Il avait le sourire d’un ange. Maman avait tenue sa main de longs instants en sanglotant mais moi je ne savais pas comment réagir. J’ai pris place sur une chaise alors, j’ai attendu, peut-être même ai-je pensé à S., je ne me souviens plus.

3. En grattant la terre derrière notre jardin j’ai remarqué une drôle de forme. J’étais enfant, ce que je raconte est écrit bien plus tard dans ma vie d’adulte. J’ai découvert le trésor enfoui dans la terre d’un enfant de mon âge qui avait voulu correspondre avec son futur. Ils vivaient là avant, papa disait que ça datait d’une centaine d’années avant nous. Le père et la mère se voyait maudit, l’enfant avait pris la précaution de conjurer le sort en enfouissant ce triste présage dans la terre pour les générations à venir. Il avait joint des photos avec des pièces en or. Ses parents avaient perdus des êtres chers, les uns après les autres, sans aucune explication. Ça me faisait froid dans le dos quand j’étais adolescent de savoir que dans ma maison la mort avait pris une dimension dramatique. Des fantômes erraient alors en permanence dans la maison, je m’imaginais leur mort, il y avait la mère et le père qui s’étaient suicidés en dernier en s’empoisonnant, le fils qui s’était pendu, les enfants mort-nés, j’en comptais dix-huit, la tante morte dans son sommeil d’une maladie incurable et inconnue, l’oncle qui s’était fait avoir dans un duel puis avait agonisé des jours durant en hurlant à travers les murs le prénom de sa femme. Leur fils était parti à la guerre, il avait été décapité par un éclat d’obus, c’était le soldat sans tête qui errait de ci de là, sa sœur s’était, quand à elle, noyée dans le lac derrière la maison qui s’était asséché avec le temps. Bien sûr rien de tout ça n’était vrai, c’était sans doute une histoire destinée à nous avertir de ne pas être incrédule, que les fantômes et les malédictions ça n’existait pas. Pépé m’avait dit qu’en haute-savoie c’était courant de croiser ce genre d’objet dans la terre car ça nous effrayait assez pour nous repentir auprès de notre seigneur Jésus-Christ. Je n’ai jamais cru en dieu, l’Abbé Dominique était un pervers sans nom au visage niais, il ne nous a jamais touché, il ne nous désirait pas, son truc à lui c’était d’aller voir les hommes à la piscine, de les observer prendre leur douche, de crever de désir pour eux. Je l’avais surpris une fois observer la scène attentivement à la fenêtre des douches en se masturbant. Vous pouvez donc comprendre que je n’ai jamais cru en quoi que ce soit de biblique, le petit Jésus n’avait rien d’un seigneur et son troupeau n’était composé que de grisonnantes personnes perdant la boule. Rien dans les textes catholiques ne pouvait me rapprocher de lui, bien sûr je n’avais rien contre les croyants, mais ce n’était définitivement pas ma came.

4. À six ans je me suis cassé la jambe, je ne m’en suis jamais remis. C’est aussi pourquoi je n’ai jamais aimé le ski. J’ai fait ce qu’on a appelé par la suite un soleil en heurtant un surfeur qui croisait la piste. Triple fracture mal soignée, je boîte encore, j’ai une jambe plus courte que l’autre, mon dos me fait mal parfois, les soirs trop humides je ressens dans ma jambe droite une plaie de douze centimètres au moins qui n’existe pas. Cette douleur fantôme me poursuivra jusque dans ma tombe.

5. La deuxième fois que j’ai vu S. j’avais grandi de quelques pouces, c’était la moitié de ma scolarité collégienne, le temps était pourri, il neigeait énormément, j’avais froid et faim. Je vivais chez maman, avec papa ils étaient en froid. Nous n’avions plus d’argent car ma mère avait perdu son emploi. On mangeait des pâtes sans saveur, on perdait le goût de s’amuser, ma sœur n’était jamais là, toujours chez les autres, toujours invitée, elle ne manquait de rien. S. était arrivée devant la maison par erreur. Je l’avais reconnue, timidement je l’avais invitée à entrer, ma mère n’était pas à la maison. Midi sonnant, je l’ai proposé de manger des pâtes, je n’avais rien d’autre dans le frigo. Elle s’est amusée que j’ai si peu, elle a sorti un sandwich de son sac qu’elle a partagé en deux puis, une fois nos assiettes finies, j’ai fait la vaisselle. Elle a voulu se brosser les dents, je lui ai indiqué la salle-de-bain. Elle a vu que j’avais une baignoire, son visage radieux s’est illuminé, elle m’a demandé si elle pouvait prendre un bain car elle n’avait qu’une douche. « avant, on avait une baignoire, disait-elle, mais maintenant papa l’a remplacé par une douche, et les bains ça me manque, tu peux pas savoir! »
J’ai sorti une serviette et un gant du placard, elle commençait à enlever son pantalon et son t-shirt sans aucune gêne, je me suis mis à rougir, j’ai tourné la tête, je me suis dépêché de fermer la porte. Mes mains sont devenues moites, j’ai repensé à ses seins entraperçus, j’ai tenté de me concentrer sur la télé que le temps faisait vaciller, mon pouls s’accélérait, le temps s’allongeait, il me semblait qu’elle n’allait jamais sortir de là. Elle m’est apparue nue sous sa serviette quelques temps plus tard, ses cheveux mouillés frisaient, elle n’aimait pas ça, moi je trouvais ça mignon, ma main se perdait dans son peignoir alors qu’elle se lovait près de moi sur le canapé du salon, j’avais mes doigts entre ses chairs, je tentais de me rappeler comment on devait faire mais de ce que j’en avais vu sur du papier il y’avait une différence énorme.
- Je n’ai jamais fait ça… chuchota-t-elle.
Elle ajouta qu’avec moi elle voulait bien essayé. Je me suis déshabillé, mon sexe grossissait, j’étais au milieu d’elle, sur elle, puis, enfin, dans elle. Timidement, gauchement, en soufflant comme un phoque et elle gémissait en m’embrassant. Une fois finie cette histoire-là elle m’embrassa sur la joue, s’en alla, je m’imaginais alors ne plus jamais la revoir en remerciant le hasard de l’avoir placée là devant ma porte afin de perdre ma virginité par temps de neige. Elle revint à ma plus grande surprise le lendemain matin, puis le surlendemain, et le jour d’après. On faisait l’amour, je me couchais en elle, je l’imprégnais de mon monde de temps en temps quand je lui parlais des livres que je lisais, des films que je voyais, et on recommençait. Parfois on allait au cinéma, des fois on se retrouvait au restaurant, dans des bowlings, des bars par la suite, d’autres lieux se succédaient, dans des fêtes informelles, des endroits où les gens nous prenaient en photo lors de soirées passées à s’embrasser, liés l’un à l’autre. J’ai vécu quatre ans de ma vie avec elle, jusqu’à mes dix-neuf ans précisément. Elle était repartie de ma vie par le hasard également, en me trompant aussi, sans doute, me laissant seul avec la plaie au ventre, à l’agonie dans un monde que je ne comprenais plus, la veille de ma demande de fiançailles.

5. J’ai revu Mathilde après notre séparation, je venais d’avoir le permis, j’étais reparti voir la mer. J’étais un chien fou, un loup solitaire que la vie avait renforcé. Le long de la voie de sécurité la plage n’avait pas changée. Jules était toujours là dans son moulin, papa n’avait pas pu venir, j’avais le sentiment de le trahir par ce geste, mais bon, on passe notre temps à faire souffrir nos parents sans s’en rendre compte. Jules avait vieilli un peu plus, mais il me parla comme si on venait de se voir la veille. Rien n’avait changé, dans mon assiette c’était la même omelette, dans le verre le même vin, dans ma main la même cigarette, sur la plage la même femme qui me salua étrangement en levant un sourcil. J’ai pris place à ses côtés, elle lisait le même livre que l’an passé. Soudainement elle me reconnu, t’es le mec au nom de dictateur! Fit-elle surprise. J’ai confirmé que c’était bien moi. Nous avons longuement parlé de littérature dans le vent. Les mouettes dormaient sans doute, il ne paraissait n’y avoir aucun bruit, je me suis penché sur elle, je l’ai embrassé, Mathilde m’a prévenu qu’elle voulait prendre son temps, j’ai respecté son choix. Nous nous sommes allongés dans le sable en nous tenant la main, dans le ciel on voyait les étoiles, j’ai désigné la grande ourse, la petite ourse, l’étoile du berger… elle s’est moquée de moi en rajoutant que tout le monde savait ça. Elle m’a montré Andromède, j’ai soufflé que c’était extraordinaire, elle a rajouté que les étoiles étaient toutes mortes, j’ai demandé pourquoi, elle ne m’expliqua pas, elle s’était endormie, alors j’ai fait de même. Le matin je tenais la main de son fantôme, elle avait disparue. J’avais son livre contre moi qui disait sur une page raturée que:

La vie est faite
De défaites
De petits moments
De grands instants
Et d’un grain de folie
Pour chacune de nos nuits

J’ai serré le livre contre moi, j’ai râlé en enlevant le sable qui m’emmerdait, Jules était affolé, il m’a dit que je devais rentrer absolument chez moi. J’ai demandé pourquoi, il n’a pas voulu me le dire. J’ai avalé les centaines de kilomètres nous séparant. Papa pleurait, maman aussi, ma sœur aussi, mon frère et ma belle-mère n’étaient pas là. Pépé était à l’hôpital, il n’allait pas s’en sortir. Le grand chasseur était vaincu. Il est parti sans un mot pour nous, doucement, sans douleur. Son moment était venu. J’étais gêné, je regrettais de n’avoir rien eu de mieux à lui dire pour dernières paroles que « tu veux un verre d’eau? », le temps d’aller boire un verre pour moi il n’était déjà plus là. Le temps de fermer les yeux il était déjà dans un cercueil, le temps de les rouvrir il était déjà en terre, le temps de pleurer il n’était déjà plus là. Pépé est parti dans le froid de sa montagne, dans un cimetière en pente, un jour de vent. J’aime à penser que de temps en temps chamois et cerfs viennent rendre visite à sa tombe en enlevant la mauvais herbe qui l’embête assurément, et ça doit le faire sourire.

6. Mais ce qui m’a fait mûrir s’est passé un soir de juin. Il faisait bien trop chaud dans la maison de mon père, avec mon frère on ne parlait que rarement, nous étions de deux mondes opposés. J’avais remarqué que depuis une semaine il n’allait pas bien, mais dire ce qu’il en pensait, j’étais incapable de l’expliquer. Je n’étais pas bon psychologue avec ma famille, on avait tendance à ignorer nos douleurs les uns des autres, c’était quelques mois après la mort de pépé. Mon frère ce soir-là m’avait salué, une étrange lueur dans les yeux. Il n’y avait personne dans la maison, je l’avais laissé seul. Sa petite-amie était passée, elle avait dit que ça ne servait à rien de s’accrocher, que tout était fini entre eux. Alors il avait pris la corde, il avait hissé son corps en haut d’une chaise en se pendant au lustre, en plein milieu de sa chambre en s’excusant du désordre occasionné par sa mort dans une très belle lettre dont j’ai encore un exemplaire. J’ignorais que mon frère sache si bien écrire, je le regrette encore, j’ai ajouté une nouvelle plaie à mon cœur, la troisième. Ma belle-mère ne tarda pas à le suivre, elle s’en voulait trop d’avoir ignoré la tristesse des siens, elle ne laissa aucun message, elle s’en alla en souffrant sans doute énormément dans la baignoire avec cachets, veines coupées et eau gelée. Mon père a découvert le corps, après ça il n’a plus jamais reparlé.

7. Nous avons tenté de surmonter tout ça par un noël de l’oubli cette année-là. Nous nous sommes donc tous réunis, la vieille famille, ce qu’il en restait, et la nouvelle, c’est-à-dire mon beau-frère, le prétendant de ma sœur, et ses parents. J’étais ivre de désespoir, je me suis moqué d’eux, j’ai mis en garde mon beau-frère en lui ressortant le vieux souvenir de la boîte trouvée dans la terre. Il prit cela à la légère, souriant timidement à mon taux d’alcoolémie avancée. Je désespérais tout le monde, je suis sorti par la suite en laissant seuls la famille qui restait: ma grand-mère, mon père, ma mère, ma sœur et son futur époux. J’ai pris la voiture, je voulais retrouver S., frapper à sa porte, la harceler afin de lui dire que je l’aimais. La voiture dérapa dans la neige, c’est ainsi que je suis mort, enfin je crois.
Ma sœur s’est mariée à l’été dans une ville en plaine. Il faisait bien trop chaud, sa robe était immense, je n’étais pas invité. Deux gamins prirent la succession dont j’oublie les noms, un enfant mort-né suivit, puis, ce fut terminé. Mon beau-frère commença à déprimer, ses parents se tuèrent dans un accident d’avion pour couronner le tout. Il accusa ma sœur d’être maudite, la délaissant avec ses enfants. La malédiction prit un tour encore plus inédit quand mémé perdit la vie en chutant dans les escaliers. Ma mère était avec elle, elle eût un haut-le-cœur, la surprise fut telle que sa respiration se bloqua complètement. Comme il n’y avait personne d’autre ce jour-là, ma mère suffoqua, rendant l’âme à qui elle appartenait sur le corps sans vie de sa mère.

8. Maintenant j’ai un père muet. Ma sœur déprime, elle s’occupe de ses deux enfants en prenant soin d’eux. Elle est convaincue qu’une menace plane sur eux, alors elle les surprotège. Moi, au milieu de tout ça, j’ai pris la fuite. Nous avons vendus la maison avant que je parte, on pensait que la mort ne pouvait pas nous rattraper ainsi, que la malédiction allait rester sur place. C’est ainsi que nous sommes repartis de zéro, qu’on a reconstruit nos vies en nous séparant à jamais.

9. Je n’ai pas revu mon père depuis.

10. Je n’ai pas revu ma sœur depuis.

26/11/2011

j'emmerde la répétition du cycle



C'était en hiver, il gelait encore sur les routes, Iggy Pop se faisait rare, Sarko n'était pas à la présidence et le monde allait mieux. There something inside you, it's hard to explain, crachait mon poste. Je buvais des boissons mentholées, citronnées et caféinées, j'étais fou, je fumais trop. La nuit j'étais tentée de l'appeler, de tout lui dire, cette vérité effrayante qui ne demandait qu'une chose: sortir. Mais au final non. Je raccrochais en tombant sur sa messagerie, sur sa voix enregistrée, pré-établie, post-opératoire. ça me foutait les jetons, je raccrochais en m'en grillant une dernière, ravalant les derniers sanglots longs pour que demain il n'y paraisse plus rien. Et je chantais there something inside you, but you still the same...

71. Alicante un point c'est tout


Une orange sur la table
Ta robe sur le tapis
Et toi dans mon lit
Doux présent du présent
Fraîcheur de la nuit
Chaleur de ma vie.

72. avant d'être ici



Pour rentrer dans mon oeuvre je passe d'abord par un sas, c'est un long couloir blanc et rectangulaire rempli d'images et d'informations qui débouche chez une voisine que je ne connais pas. Pour rentrer chez moi je passe en plein dans sa vie sans qu'elle ne me voit, c'est étrange, ça me donne une impression voyeuriste, pourtant j'aime ça, lire ses mots, caresser son visage du coin de mes sourcils, la voir faire l'amour textuellement en hurlant vive la liberté. Rentrer chez moi me fait alors l'effet d'un ennui soudain, l'impression de toujours être ailleurs, si vous voulez, de ne plus savoir aligner correctement mes mots car ceux de ma voisine sont encore plus magistraux. C'est un ensemble de phrases chez elle, mais de petit bout de chez d'oeuvre en petit bout on obtient une sorte d'éternité glorificatrice. Un temple qu'elle dédie en son nom en se voilant la face: "non ce n'est pas moi qui a écrit ceci, ne me jugez pas, jugez mon oeuvre si vous le souhaitez, je ne suis déjà plus des vôtres". Elle a aussi beaucoup d'amour propre, même si elle le cache, c'est ce qui fait les bons écrivains, j'en sais de source sûre que je ne peux en être un bon, je n'ai jamais su m'aimer ce n'est pas aujourd'hui que ça commencera. Bref tout ça comme un plaidoyer à l'abandon, une manière de dire oubliez-moi, ne me lisez pas, lisez les autres plutôt que moi, ils ont infiniment de talents car là où ils écrivent des temples je batis moi ma propre guillotine, chacun à le talent qui lui est dû. à votre bon coeur m'ssieurs dames.

18/11/2011

73. c'est passé encore une fois par là



Il y avait ces yeux en amande couleur d'oubli, son visage était fin, les cheveux d'un noir de jais, elle avait les lèvres charnues, ne rangeait jamais sa chambre, dans sa bibliothèque il y avait deux volumes d'Anne Rice, la partie d'une montre, le jour où j'ai mangé mon père et autres péripéties. On écoutait des airs à la mode que je peinais à digérer, elle branchait la radio sur du rap quand nous faisions l'amour, elle me cachait de son père sous ses propres draps, il s'énervait de la voir ainsi, il avait vu clair dans son jeu, il m'avait peut-être reconnu sous les vêtements qu'elle avait réuni sur le lit pour me cacher de lui, mais elle ne tenait pas plus que ça à l'affrontement. J'avais une furieuse envie de vivre ma vie avec elle, de l'emmener danser, de lui raconter tous les romans à l'eau de rose que je connaissais sur le bout des doigts, je voulais la faire boire des vins si onéreux qu'un riche aurait eu peur à la vue de la note, je désirais plus que tout l'entraîner là où j'allais, c'est à dire à me tenir debout sur un seul pied en suspension au-dessus de la limite extrème du monde. Après il n'y a plus rien, rien que le néant, et nos étranges.

25/10/2011

74. ne porte pas ton attention sur la fille en rouge



Il y avait les messages, les zig et les zog, ne tentent plus rien mon amour, gardons l'attention sur ce film de trois heures remplis de silence, à baver sur l'épaule de H. pendant que je songeais aux derniers mots de l'autre. N'oublions pas les romans, à lire, ceux que j'ai écris ont fini à la poubelle malencontreusement, un million de mots effacés comme ça. Tes mains dans tes cheveux, tu dansais admirablement bien. Et les physalis dans mes pommes, tu les as vu mes physalis? N'inventons plus la poudre d'escampette ni les faux semblants, il y 'a des routes, il y'a des musées, tout ça pour toi, tout ça pour moi, le sénat, la splendeur, les hémicycles en flammes! Tu ploies sous ton propre poids, c'est charmant, je m'excuse, je déraille, il est de toute première instance que nous nous laissons vivre. Il ya des bordels. On le doit aux premiers. Nul ici n'aura le courage de m'affronter. Nul n'aura le courage d'une courtisane! Et on ne s'aime plus, tu vois, c'est la fin des temps, de notre temps, des pensées qui galopent sur les murs, des mots qui n'ont plus de sens, des petits bouts phrases en rien du tout, des gendarmes qu'on a plastifié noir sur blanc, mais attention... La vie est avant. La vie est après. Ensemençons les réclames, répondons de nos crimes, parjurons-nous dans la boue rien que pour tes beaux yeux. Ma chérie, pour toi je serai oiseau de proie pie moqueuse rhinocéros ou Barbatruc, endimanchons-nous, prenons-nous de haut. Eliminons nos idées reçues, reprenons nos chignoles nos fermes nos cars, méprisons-nous à l'envie des en veux-tu en voilà des bam et des bim et des zang, je viendrai demain matin aux premières heures. Notons que j'écrirais des romans de pages blanches, que je n'y arriverai pas, qu'il me faudra de nouveaux préceptes familiers pour en arriver là. Tuons-nous à la tâche, intentionnellement.

08/10/2011

75. ceinture de sécurité, Raymond Devos



Mesdames et messieurs je ne voudrais pas vous affoler mais des fous il y en a !
Dans la rue on en côtoie ...
Récemment, je rencontre un monsieur.
Il portait sa voiture en bandoulière !
Il me dit
"Vous ne savez pas comment on détache cette ceinture?"
Je lui dis :
"Dites-moi ! Lorsque que vous l'avez bouclée, est-ce que vous avez entendu un petit déclic? "
Il me dit :
"Oui, dans ma tête ! "
Je me dis : "Ce type, il est fou à lier ! "
J'ai eu envie de le ceinturer ...
mais quand j'ai vu que sa ceinture était noire ...
je l'ai bouclée !!!

76. ending


C’est à 19h40 un soir de décembre que l’événement du siècle est survenu. Je me trouvais dans ma salle de bain entrain de me nettoyer. J’ai entendu un léger clic, toutes les lumières de la maison ont vacillées. J’ai immédiatement pensé à ma femme en imaginant le pire scénario imaginable. Se pouvait-elle qu’elle soit tombée sous les roues d’un camion? J’ai pris mon téléphone portable dans le noir, j’ai attendu un peu qu’un nouveau clignotement s’offre à moi pour paniquer. Pour toute réponse, la maison qui se voulait silencieuse me répondit par le vrombissement de la machine à laver le linge dans le cellier ainsi que celle lavant la vaisselle dans la cuisine. Le ronronnement régulier de mon ordinateur s’est fait entendre aussi, d’une manière surnaturelle. D’habitude je ne l’entendais pas. Le portable en main, les mains trempées, j’ai songé que je pourrais électrocuté l’appareil ainsi, repensant alors aux mises en garde qu’on nous enseigne depuis l’enfance. J’ai reposé le portable sur la commode à ma gauche et j’ai attendu une nouvelle secousse. J’étais habitué aux coupures de courant, aussi, j’étais né en montagne. Dans mon enfance il était fréquent de passer quelques temps, voir une journée entière au maximum, coupé de l’électricité. Aussi, je n’ai pas eu peur, ma crainte était tournée vers mon épouse, je me suis souvenu qu’aujourd’hui elle prenait l’avion à 19h. Il serait encore temps pour moi de l’avoir au téléphone, ai-je songé, les ondes du téléphone doivent bien aller dans les airs même si elles sont dépourvues d’ailes. À cet instant précis, la lumière vacilla de nouveau, j’étais toujours dans mon bain, la dernière vision que j’ai eu fut celle de mes jambes dans l’eau, des volutes de fumée s’échappant de l’eau chaude, de la lumière rassurante qui jaunissait les carreaux de faïence avec un style à l’ancienne. Cette fois-ci l’appartement se plongea dans le noir intégralement. Ma salle de bain ne disposant d’aucune fenêtre, j’ai cherché dans le noir du bout du bras ma serviette au cas où je devais sortir. Les machines furent coupées net, dans la cage d’escalier j’entendais une sorte d’agitation de voisinage auquel je ne prêta aucune attention. Ça dévalait les escaliers à toute hâte, ça hurlait, un enfant gémissait. Les pas pressés se perdirent vite en dehors des escaliers puis en-dehors du bâtiment, bien loin de mes capacités auditives. Je me suis rassuré en me rallongeant dans le bain, en grand crétin que j’étais je me suis dit que ça allait sûrement se remettre, et puis après tout il ne me restait plus qu’une barre de batterie sur le téléphone, pas la peine de l’user en criant au loup. Ma femme devait sûrement siffler une coupe de champagne en compagnie de son employeur pour fêter le nouveau contrat qu’ils venaient de signer pour dieu seul sait où. Les minutes s’écoulèrent, je risquais ma batterie en regardant l’heure, il était 19h52. J’étais un accro à l’heure, je tenais ça de mon père qui avait fait le chauffeur de taxi toute sa vie durant avant de mourir d’une pneumonie lors de sa première semaine de retraite. J’ai toujours pensé que le virus s’était transmis à son enterrement lorsque ma mère me remit la montre paternelle, mais depuis peu j’ai aperçu de vieille photo où je me revois enfant jouant à regarder l’heure. Souriant à mes rêveries, je suis sorti de mon bain. Dans le noir complet j’ai attrapé une serviette que j’ai enroulé autour de ma taille. J’ai pris mon téléphone, en constatant qu’en plus de toutes les pièces de la maison plongées dans le noir, le quartier semblait s’agiter aussi dans le même état. Mon cœur fit un bond, je suis parti à la recherche d’une bougie posée sur ma table de chevet qu’Hélène, c’est-à-dire ma femme, m’avait offert lors d’un anniversaire. Je l’ai allumé puis je suis parti à la recherche d’autres bougies. Le bâtiment était anormalement calme. La lumière surnaturelle de mon ordinateur luisait au salon d’une manière spectrale. Je suis allé jusque dans ma cuisine, de là je me suis penché sur le balcon, j’étais toujours en serviette de bain et de ce point de vue je voyais le quartier plongé dans le noir mais la ville était encore allumée. Calmement je suis parti en chasse d’éventuelles bougies et sources lumineuses, j’ai ramené le tout au centre de la maison, dans le couloir, j’ai posé ça à même le sol, et cette fois j’ai écouté sans pudeur d’autres voisins que je peinais à identifier. Parmi eux un bébé pleurait, un homme d’un certain âge hurlait plus fort encore d’éviter le centre-ville, que c’était la débandade. La voix d’un jeune homme émit un d’accord diablement auditif, j’entendis démarrer puis les voitures s’éloigner au plus bas dans la cour. Craignant de passer pour un fou, je n’osais pas m’aventurer à nouveau sur le balcon pour demander le pourquoi du comment vêtu seulement d’une serviette de bain. Je suis allé m’habiller, mais dans l’appartement, j’ai constaté qu’il régnait une ambiance inhabituelle. Quelque chose grondait dans un coin, un ronflement régulier comme un train revenu au pas de charge. J’ai pointé un briquet dans la direction, Méphisto, mon chat, me dévisagea calmement en continuant de ronronner. Je ne m’étais jamais rendu compte à ce jour qu’un animal si petit pouvait faire autant de bruit. Un déclic nouveau se fit entendre, plusieurs bip sonores sonnèrent dans la maison pour signaler l’électricité revenue par deux fois. Les lumières clignotèrent donc deux fois. Je me suis débarrassé de ma serviette, craignant d’être vu j’ai traversé l’appartement au pas de course. Je me suis senti ridicule au retour dans ma chambre en réalisant que plongé dans l’ombre personne ne pouvait me voir à moins d’être muni de très bons yeux. En face de moi, le bâtiment de l’école municipale était dans le noir également, je ne réalise à présent que maintenant que même les bornes d’urgence ne clignotaient pas.
J’ai donc enfilé des vêtements de tous les jours, un boxer, un jean, un t-shirt, une paire de chaussettes, un sweat, et calmement j’ai enfilé mes chaussures. J’ai noué les lacets, je me suis relevé de l’endroit où j’avais pris place et je suis descendu faire mon curieux, craignant de n’être pas le seul, mais on ne sait jamais, de l’aide peut parfois être la bienvenue. Je me suis dirigé à tâtons dans la cage d’escalier, j’ai failli trébucher plusieurs fois en enviant les aveugles qui eux sauraient faire face à ce genre de situation. Arrivé en bas de l’escalier, au rez-de-chaussée, j’ai soufflé un peu. J’ai aperçu une lueur rougeoyante à mes yeux, un petit point se baladant dans le noir, et l’épaisse odeur de fumée d’une cigarette. J’ai toussé un peu, il s’agissait de Madie, l’habitante du troisième, elle était un peu naïve, ne parlait pas beaucoup si ce n’est pour râler. Ce personnage étrange était la bête noire de l’immeuble. Je dois dire pour ma part que, bien que ne lui ayant jamais parlé, j’avais par concupiscence pris le parti des autres.
- Vous n’êtes pas parti avec les autres? M’a-t-elle demandé.
J’ai signé de la tête que non, mais pouvait-elle seulement percevoir ma réponse? Je me suis empressé d’atteindre la porte de sortie que quelqu’un avait dû briser par manque de temps vu qu’il s’agissait là d’une ouverture électrique. J’ai souhaité à Madie la bonne soirée et je suis sorti. Dehors le froid me cinglait le visage, je n’avais pas pris de veste. J’ai remonté le col du mieux que je pouvais et, les poings au fond des poches je me suis hâté d’atteindre le cabanon du réseau électrique de tout le bloc. Un type que je ne connaissais pas fourrait déjà son nez dans tous les câbles, j’ai pris peur en le voyant qu’un détraqué s’amuse à couper les câbles pour emmerder son monde en plein hiver. Habitant non loin d’un hôpital psychiatrique des cas de ce genre étaient fréquents. Marguerite, la voisine d’en-face, en avait fait les frais un matin avec un fou qui lui avait repeint sa pelouse en rose et uriné sous sa véranda pour finir par déféquer sur son paillasson. Mais le brave type était bien électricien. Il se prenait la tête entre des montagnes de schémas qui ne voulaient rien dire et Fred qui était en outre le gardien de l’immeuble qui, caché dans un coin, lui tenait la lampe de poche à niveau afin qu’ils puissent tous deux lire dans le noir. J’ai demandé s’ils avaient besoin d’aide. Tous deux me firent des yeux ronds. Fred fut le premier à me dire que non, et l’électricien me remercia. Ils semblaient médusés, sans doute leur avais-je fait peur. Une voiture dehors dans la rue déboula à toute vitesse, d’un coup nous entendîmes tous les trois la détonation du véhicule qui rentra dans un lampadaire. Le jeune homme sorti de sa voiture, j’accourus pour lui venir en aide, il était sonné. Le vent redoubla d’intensité, le goudron s’était transformé en une véritable patinoire, et tant bien que mal nous revînmes à l’entrée de mon bâtiment en oubliant le véhicule dont les feux étaient la seule source lumineuse du quartier. La lumière revint à ma montre à 20h31. J’ai été d’abord surpris par le carrelage, il avait gelé. Ce genre de choses n’arrivait jamais. J’ai installé le chauffeur assis en-dessous des boîtes aux lettres derrière la porte, c’était le seul endroit près du chauffage. Il se tenait le bras, il était secoué. Il écarquillait les yeux de temps en temps en se demandant où diable il se trouvait, ou alors était-ce maladif chez lui. Madie n’était plus là, mais l’odeur de sa cigarette envahissait encore l’atmosphère. Une congère s’était formée contre la deuxième porte d’entrée, elle paraissait plus épaisse encore que ce que je pourrais imaginer dans pareil cas. Une autre voiture glissa pour venir s’encastrer dans l’autre. Nous entendîmes tous deux, le chauffeur et moi, le choc de la tôle contre la tôle. Le chauffeur leva les yeux au ciel, jusque là nous n’avions pas parlés tous les deux: « oh putain » lâcha-t-il. Cette route est maudite, ajouta-t-il. Il se releva d’un bond. Je lui ai conseillé qu’il aurait mieux fallu qu’il reste au chaud. Le jeune homme se moqua de moi.
- Touchez-le donc, votre radiateur. Il est gelé!
Et en effet, il était gelé. Le vent dehors redoubla d’intensité. Nous sortîmes tous deux, mais il me semblait qu’il faisait plus froid encore qu’avant. Je grelottais. L’autre voiture, la deuxième, était conduite par une jeune femme et sa fille en bas-âge. Nous dépêchâmes de la sortir de là, mais pour se faire on dû pousser l’autre voiture au maximum de ce qu’on pouvait sur le côté, une portière ayant taper contre, elle était impossible d’ouvrir. La chance revenait à ce que l’autre, se trouvant côté conducteur et contre la première voiture accidentée, ne fut pas endommagée. Tant bien que mal, les deux femmes sortirent de la voiture. On regagna tous ensemble le bâtiment. Le vent cinglant mon visage, j’avais l’impression que des lames de rasoirs me striaient les joues quand à mes mains je ne les sentais plus. Je me suis présenté, John, les autres en firent de même. Le jeune homme s’appelait Sayid et la femme s’appelait Claire. La petite s’appelait Eva. Fred vint se réchauffer dans le hall d’entrée lorsque la lumière coupa à nouveau. Il avait les cheveux gelés.
- les câbles ont tous gelés. C’est impossible de remettre l’électricité en route. Je suis navré, j’ai fait du mieux que je pouvais, Simon aussi.
J’ai passé une main sur son épaule qui se voulait rassurante:
- ne t’inquiètes pas, tu a fait de ton mieux. Ai-je tenté d’avancer.
Mais ses yeux se détachèrent de moi, il lâcha mon bras pour aller se présenter aux autres. Je proposais à tous de monter chez moi pour se réchauffer, l’épaule de Sayid semblait aller mieux et nous étions gelés à attendre contre la porte. Ils me suivirent donc, Fred me prêtant sa lampe de poche pour ouvrir le passage. Arrivé à la maison, j’installais mes hôtes au salon et regagnais les autres pièces pour rassembler quelques bougies devant eux. Fred m’aida à aller chercher de quoi boire dans la cuisine, ce fût lui qui vit le premier la chose. Il avait la bouche bée, il me montra du doigt la ville que l’on voyait à travers les fenêtre, mais je n’avais pas besoin de la voir pour comprendre à l’obscurité grandissante ce qui se passait. Et lentement, quartier après quartier, la ville sombra dans le noir.

77. en annexe



La vieille Europe se meurt. Les bombes éclatent de partout, la guerre, le sang, les cadavres amoncelés dans les rues sur l’autel de la mort et de la destruction ont eu raison de plusieurs milliers d’années. La terre se meurt, dans les tranchées on s’apprête à fêter Noël au sein des vallées profondes ou plates qui peuvent encore se le permettre: ce sont-là les dignitaires de la destruction qui se croient encore en force. Ils ont un aigle doré pour les protéger, un petit homme semblable au diable pour certain, un sauveur pour d’autre, qui s’énerve à la moindre bourrasque. Le champagne coule à flots, les jolies filles vont du côté des vainqueurs, et vainqueurs ce soir ils le sont. Sur la carte du monde, une croix tordue étend ses bras de fer partout sur le continent européen, un peu plus ailleurs, à petits pas, on chuchote que la Russie demeurera rebelle encore cette année, le grand Napoléon n’a pas pu, le petit diable ne passera pas non plus. Pas grave, ce sera pour plus tard, quand la bombe atomique sera là, un savant n’est pas loin d’en trouver la formule.
Après la première guerre en est venue d’autres, nous étions européens, les soldats se battaient pour le peuple, dans les tranchées le sang coulait des deux camps mais jamais ne gagna autant les villes par la suite quand on remit le couvert. À la grande table des nations on pleurait aussi la guerre en Espagne, les défigurés de la guerre que les bombes n’avaient pas épargnés, la Chine ou encore la Pologne. Dans les rues un petit homme prenait la parole, montée en puissance du mal dans toute sa splendeur malgré un putsch raté et quelques années de prison. Le petit homme devenu chandelier inonda l’Allemagne de son Mein Kampf afin de se mettre le peuple dans la poche. C’est qu’après la guerre on mourait encore de faim, les hommes n’étaient plus des hommes, on reconstruisait trop lentement des pays en ruine. Entre deux guerres, les pays se méfient les uns des autres, on pense militaire, on envisage d’autres territoires pour assurer un avenir digne de ce nom. Le monde se transforme en poudrière prête à exploser, sur son grand tremplin royal, Adolf Hitler, ce petit homme, va enflammer le monde.
L’Italie et le Japon se rejoignent à l’Allemagne nazie, les drapeaux rouges à la svatsvika fleurissent bon marché, un aigle déploie ses ailes sur le vieux monde. Viendront ensuite la Hongrie, la Roumanie, la Yougoslavie et la Bulgarie de se lier à l’Allemagne. La Pologne prend les armes, se défend du mieux qu’elle peut puis perd. C’est l’entrée en guerre de la France et de la Grande-Bretagne. Suivront colonies et dominions à leurs côtés.

En 1940 l’Allemagne envahit le Danemark et la Norvège. La France aussi se retrouve occupée. Les îles britanniques deviennent alors le point d’hébergement des gouvernements tombés restés invaincus. En 1941 l’attaque sur Pearl Harbor par le Japon fait entrer les Etats-Unis dans la course en tant qu’ennemis du Japon et donc des forces de l’Axe. La République de Chine se range alors du côté des alliés ainsi que de nombreux pays d’Amérique Latine puis l’empire colonial français.

L’Italie se retourne contre l’Allemagne en 1943, Hitler envahit la péninsule occupée jusqu’à Naples.
La Hongrie tentera de se rebeller, sans succès, elle sera occupée par les forces nazies en 1944. Cette même année la Roumanie occupée par l’Armée Rouge rompt l’alliance avec l’Allemagne. La Bulgarie change aussi de camp ainsi que la Finlande.

L’URSS dans tout ça n’a pas su sur quel pied danser. Lorsque le pays attaque la Pologne en 1939, l’URSS semble dans le même camp que l’Allemagne. Même chose quand l’armée attaque la Finlande cette même année. Staline fournira pétrole, matières premières et communistes allemands réfugiés en URSS. C’est en 1941 que Staline changera son fusil d’épaule lorsque l’Allemagne tentera d’envahir la Russie sans succès. Le coût de ce retournement sera sans précédent, c’est l’Armée Rouge qui réglera son sort au deux tiers de la Wehrmacht en mettant hors de combat 85% des soldats.

Peu à peu, les alliés marchent sur Berlin.

Si la première guerre mondiale est restée militaire, la seconde sera celle des peuples entiers jouant le rôle d’acteurs avec les réseaux de Résistance entre autres tels que nous les connaissons de nos jours. N’oublions pas aussi les pirates Edelweiss, résistants allemands qui l’ont payé de leur vie.

78. lapins roses électriques




Léo râla une fois de plus en tirant sur son vieux clope usé jusqu’à la moelle. Il pleuvait sur la ville imaginaire, la brume avait effacé les montagnes, le brouillard faisait partir la mer qui trouvait refuge dans son ultime rouleau. Ne restait plus que quelques rues, un lampadaire à l’ancienne, un homme usé d’une trentaine d’années dont le pardessus n’avait plus rien d’imperméable. Ses longs cheveux bruns entortillés s’égouttaient sur cette même roulée, dans l’autre main Léo tenait encore son verre, un godet d’un mélange indéfinissable. Était-ce au moins de l’alcool? Ce soir, Léo avait la mélancolie facile dans un monde sur le déclin, il se voulait nostalgique sans se l’avouer pour autant comme tel.
On nous avait fait grandir dans un monde déjà tourné vers le passé, au lendemain de la seconde guerre mondiale il avait fallu reconstruire à grands coups de Beatles, de bon vieux rock, de tout un tas d’auteurs refaisant surface d’un lointain ailleurs. Les jeunes filaient à toute allure dans des bolides semblables à des étoiles filantes, ils hurlaient tous « nous deviendront rock star! » en allant se tuer dans le premier virage, le nez dans une coke démentielle, la bouche noyée de mauvaise bière.
Soudainement il n’y avait plus d’avenir, la clope éternelle de Lucky Luke était devenue un poison, l’alcool bouffait l’estomac de l’intérieur, la bouffe n’était plus une bonne chose, les drogues tuaient. Ajouté à cela, le fond de l’air était cancérigène, les usines tuaient les ouvriers, les voitures polluaient, le sexe menait à la mort, les pluies furent d’acide, l’apocalypse, on l’avait passé depuis longtemps, maintenant il nous fallait vivre dans un monde d’après-guerre, d’après la troisième guerre, celle qui n’avait jamais eu lieu.
Hank Moody est la pierre tombale de ce temps qu’on a tué.

79. Mathilde



Mathilde ne supporte plus cette petite musique de mort qui monte du fond de la salle pour se frayer un chemin entre les invités afin de résonner dans ses oreilles. Parfois elle crée un larsen, car le son est trop fort, ou alors il s’agit tout simplement de mauvaises notes, ou pire encore, elle devient allergique aux morceaux de rock qui remonte bien avant les années soixante. La voici, triste figure pathétique, dans une situation complexe, elle est seule dans une grande fête remplie d’inconnus et Jean n’est plus là. Le monde qu’elle côtoie n’est pas le sien, elle ne connaît pas ses visages, encore moins les serveurs à l’allure de m’as-tu-vu qui semblent partout à la fois. Les ordres émanent d’un grand chef invisible, chaque fourmi de ce terrier savent ce qu’ils ont à faire. En un sens c’est parfait. Réglé jusqu’au détail insignifiant, par exemple, l’un de ses affreux pingouins repose avec précaution une fourchette sur la table au millimètre près. Un autre encore repasse au vinaigre blanc une pièce en métal dont elle ne connaît pas l’usage. Les invités vaquent consciencieusement dans ce petit palace aux dimensions exorbitantes, certains s’arrêtent devant quelques peintures ornant les murs. Toutes représentent la mer, il n’y en a qu’une, cachée dans un endroit secret, tel un Dorian Gray, le grand maître le cache des yeux de son public, car personne ne peut le comprendre. C’est une grande dalle noire, un noir brillant. Il y a juste une trace rouge sombre sur la partie supérieure. Mathilde n’en sait pas plus.
Tout semble faux dans cette grande réception digne de la splendeur des Amberson. Le quatuor qui s’agite dans la salle de concerto est bien trop classique, une bibliothèque quelque part avec les plus grands romans français et anglais dans des vieilles éditions (jamais ouverts, jamais lus), la peinture comme une part de soi, le mobilier digne d’un décor à la Marie-Antoinette, des servants d’une époque révolue, des invités de la haute-société, déconnectés de la réalité, l’œil jugeant la soirée dans les moindres faits. Ils semblent tous déconnectés de la réalité, ces hommes, pense-t-elle, ne connaissent plus rien à la rue. À présent elle s’appuie contre un pan de mur incrusté de dorures, elle ne touche plus à rien, elle a peur de se contaminer. Ses cheveux légèrement bouclés jurent avec les permanentes de ces dames-là, un éclair roux passe dans ses cheveux châtains, ses bras nus sont croisés au niveau de sa poitrine qu’elle juge trop petite, ses yeux bleus fixent un point invisible à deux mètres au moins devant elle, elle impressionne beaucoup jusqu’à son allure, cette longue robe tout plissée qu’on lui a cousue, ces quelques paillettes jetées de ci de là, ce naturel qu’elle a dans la beauté, et quand on s’approche d’elle et qu’on lui demande en anglais d’où elle tire une si époustouflante beauté naturelle, elle répond: « sorry, i’m french, i don’t understand. » bien qu’elle comprenne très bien. La mélancolie remplace ce si joli sourire, elle a retiré ce soulier de cuir contraignant pour tracer du pied un quart de cercle imaginaire à même le parquet lustré, c’est la limite pour les autres qui semble prévenir: n’envahissez pas mon monde. Ça fonctionne, tour à tour, les invités fuient son entourage, à l’aide aussi du quatuor de musiciens qui demandent l’attention du public. Elle sourcille légèrement, tant mieux, la voilà presque seule, hormis cet homme ivre mort sous l’escalier qu’on cache de peur de choquer, sa femme lui tient la main, pleure, elle chuchote tout bas qu’il lui fait honte. Shame on you. Au moins c’est dit. Vient encore le passage incessants des employés de la salle de réception à la cuisine. Sinon c’est tout, pas un regard sur elle, sur cette larme de cristal qui vient de perler du coin de son oreille. Elle descend au ralenti le long de sa joue, elle vient se perdre sur le coin droit de son menton, elle tombe sur le sol, flip, flop. D’autres ont suivies. Celui qui lui ouvre la porte ne daigne même pas poser ses yeux sur cette créature hybride qu’il croit riche. Il souhaite la bonne soirée, les yeux immobiles sur le mur qui lui fait face. Mademoiselle sort, dans un repli secret, cachette maternelle de ladite robe, elle plonge la main. Elle en sort un étui à cigarettes puis un briquet. Elle en tire une cigarette, elle replace l’étui à sa place. Elle s’allume la cigarette en fermant les yeux, elle inspire une bonne bouffée de tabac, elle rouvre ensuite les yeux, non, miraculeusement elle ne s’est pas transporté dans un autre endroit du globe. La grande demeure est dans son dos, sombre, austère, éclairée par des néons, la façade fait office de vieille citadelle perdue dans une jungle hostile. L’escalier qu’elle descend est en forme de U, elle retire ses chaussures sur la dernière marche, ses pieds nus résonnent à chaque pas en remuant ainsi dans les graviers. Elle craint d’être repérée, mais repérée par qui? Par quoi? La voici maintenant traversant les ombres, elle frôle l’écorce d’un arbre, mais où est-elle bon sang? Elle s’enfonce entres les plantes exotiques, elle contourne une grande serre, maintenant elle sait qu’elle a trop dérivé sur la gauche, elle sait qu’elle doit longer la serre de tout son long, ses pas la ramène sur un autre chemin de petits cailloux blancs cette fois, ce chemin la dépose tout contre une grille en fer forgé qui, faute des temps modernes, peut difficilement cacher le digicode qui luit en bleu clair. Elle prend la première à droite après la grille, elle s’élance sur une grande route vide de tout fantôme, Mathilde n’a peur de rien, la grande route est entourée de haies qui font le double de sa taille, derrière ses haies se trouvent des forêts entières. Deux cents mètres plus loin, elle se retourne pour s’apercevoir que la clarté qui éclaire encore sa route est celle de la réception qu’elle vient de quitter. Trois cents mètres plus loin elle reproduit le même geste, c’est une nuit sans lune, c’est une nuit sans lui aussi. Elle ne sait pas où elle marche. Ni vers où. Simplement marcher, c’est tout.

Le lendemain matin le froid et l’humidité d’abord la réveille. Vient ensuite quelques éclats de lumières, en fait il s’agit des rayons du soleil qui se réverbère dans les gouttes d’eaux en suspension sur les feuilles d’un arbre au creux duquel elle s’est endormie. Elle s’étire l’âme encore dans les brumes de son esprit, ses yeux parcours une sorte de clairière, une biche la scrute dans un coin de ce grand tableau, elle ne tardera pas à fuir, scène étrange. Elle ne retrouvera pas ses chaussures, c’est pied nue que Mathilde rentre, nous sommes lundi, c’est un début de semaine triste, l’air se radoucit, l’hiver sans doute se prépare, ou bien c’est l’hiver qui termine… elle paraît avoir vécue dans un cocon cent années durant, alors elle (re)découvre le monde à sa manière. Le temps se radoucit, certes. Elle soulève un peu sa robe afin de ne plus l’abîmer d’avantage, mais c’est foutu, elle est déchirée sur une bonne partie. Elle regagne d’un bond la route, le bitume est froid, elle fait du stop sur le côté droit, une voiture passe, elle se rend compte qu’elle est du mauvais côté. Elle traverse à nouveau la route en pestant, salauds d’anglais. Un petit vieux dans une voiture minuscule vient. Il ne demande rien, il ne lui parle pas. Jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à bon port. Une maison qui semble jetée dans la campagne, en plein milieu, à une dizaine de kilomètres de Londres. Le nom du village est imprononçable, ça sent le mouton, elle aime bien cette ambiance un peu brumeuse, un peu campagnarde, mais pas la maison, bien trop sombre.

À l’intérieur, elle jette une lettre sur le piano.
Mathilde ramasse quelques pièces, quelques affaires jetées dans un sac. Elle déteste par-dessus tout le silence qu’elle louait autrefois, elle hait le bruit du bois qui travaille, la pendule semble souffrir, elle peine à remonter le temps. Elle n’y arrivera pas. Même en faisant chaque jour un vœu, même en fermant les yeux à l’infini. Elle peut tout aussi bien compter jusqu’à trois. Essayons. Un. Deux. Trois.

80. les éléphants bleus pètent plus haut que leur cul



Ernest Hemingway avait tort, l’armée n’a rien de cet infini combat incessant qu’est la vie. De nos jours, un vieux général à la main brisée ne peut pas « éduquer » une jeune fille de plus de la moitié de son âge au grand jeu de rôle de l’amour. Plus rien n’est comme avant, tout est brisé, et « au-delà du fleuve et sous les arbres » montrent que le temps est un rempart à la compréhension niaise qu’on a pu avoir à une époque (celle de la rédaction du livre, par exemple?) puisqu’aujourd’hui la jeune bourgeoise serait une accro blasée tournant à l’héroïne dans un monde en totale décomposition merdique. Bien sûr, les gauchos peuvent se révolter jusqu’au tombeaux, au détour on peut rajouter d’Hemingway le côté facho quand il évoque n’avoir jamais été capable de haïr un seul antisémite de toute sa foutue vie. Oh pardon, il s’agit là de son colonel, le personnage, ce vieil homme au seuil de la mort tenant un discours blasé sur le monde, prodiguant les derniers conseil en guise de dernière onction, avec un traquenard bien dressé dans le pantalon pour dire à la vie « je t’encule pleinement, vieille salope ». Mais c’est faux, oui, tout est faux dans ce livre, si ce n’est la beauté italienne du décor, la réalité faisant qu’on a pu se battre ici lors de quelques guerres mémorables, mais il faudrait bien plus de fric nous dira-t-on pour se baiser une pouliche pareille car de nos jours on ne croit plus en l’amour, dixit le dieu-dollar parlant à travers nos bouches de blaireaux demis-mous. Livre alors partagé, émotions imprécises, puisqu’après tout, un colonel en train de mourir d’une manière allégorique, avançant tout au long du récit jusqu’à sa mort, le récit à de quoi donner quelques bons espoirs. La lenteur du récit ajoute aussi à son charme, on tourne les pages comme on tarde à s’approcher de la tombe, on redoute le pire. Puis vient enfin la fin, quand on referme la vie comme Hemingway clôtura la sienne juste après, ou pas loin après, c’est selon. En juillet 1961 il retourne contre lui son fusil et tire, écrivant un ultime chapitre à ce livre avec son propre sang. C’est vendeur de nos jours, diront les plus osés.

81. ce soir je t'ai tué mon amour sans remord







Je m'en vais bientôt, je ne dormirai pas. Comprendras-tu la souffrance? je ne sais pas. Loin de toi je serai bien, je m'en vais loin de tes mots qui me blessent, qui me coupent en deux. Tu te joues de moi avec tes "je t'aime" d'un soir qui se transforment en "j'arrête de t'aimer" le lendemain sans raisons équivoque (et oui, il y en a une, il y'en a toujours une). Je m'en vais loin de toi, je m'en vais car tu le veux aussi, tu veux que je m'éloigne de toi afin que tu puisses me repousser, tu veux que je sorte de mes gonds, tu veux ma folie encore plus dérangeante...Mais moi je me souviens de la liste des choses à faire avec toi, des mille raisons qui faisait que le soleil se levait. J'avais ton souffle dans le creux de ma peau quelque part, tu jouais dans la maison du bout du monde avec le plus beau sourire qu'il soit. Nos enfants qu'on pendait aux crochets, tellement qu'il y en avait, nous les entraînions aussi à nous supporter. Nos jeux de mots étaient capable d'abattre les murs et l'amour était une force colossale. Mais il faut que je m'en aille pour ne pas que tu me détruises complètement, tu avais réussi à me rendre amoureux de nouveau mais sans savoir ce que tu veux et à jouer à ce jeu des parvenus irréels (ou était-ce le jeu du "je ne sais pas" moi-même je ne sais pas...) tu as réussi à jouer avec moi si fort que tu as brisé de nouveau cette confiance accordée ou cet amour que finalement j'en viens à me demander s'il existe. Tu restais mon âme soeur mais sans effort entretenu, sans sacrifice de ta part il n'y a plus rien. Je n'ai pas besoin d'explications, de tout savoir, mais oui, c'est vrai, j'ai une chose à savoir. Et tant pis si ces jeux tourneront sans cesse, je m'en suis lassé. Je ne veux plus savoir la réponse à cette énigme qui ne dure trop, vois-tu que moi aussi je sais jouer aux jeux perfides? et maintenant que tu as une raison de moins m'aimer - tu es une fille comme les autres; regrettablement tu ne connais rien de moi et c'est bien dommage. Tu as perdu de l'originalité, même ça, et je m'en vais sans le sourire, les larmes sur mes joues à mon tour de débiter tellement de maux enfouis au plus profond de mon être qu'ils éclatent à présent de toute part. Tu m'aimais? mais tu n'as pas su me retenir! Allons, ce n'était pas de l'amour, c'était un jeu de petite fille ne sachant ce qu'elle veut, prendre le thé ou jouer dans le bac à sable?
Et je m'en vais en traînant la jambe, espérant sans doute que tu me rattraperas à la dernière seconde, va savoir. J'aurais préféré que ces jours-ci tu me dises de patienter, que tu n'écrives pas ce foutu dernier article ô combien goutte qui fait déborder la mer de son lit. J'imaginais encore te surprendre à me surprendre, sentir ta main caresser ma joue, me faire une surprise juste une seule. J'imaginais aussi que tu puisses me dire ne part pas, je n'attendais que ça de toi pour me calmer et t'attendre. Et me voilà te faisant souffrir réellement au point que je m'en veux à ce point de rentrer dans ce cercle infernal, mais les dés sont jetés n'est-ce pas? Tu as voulu tout détruire sans nous laisser de chance, tant pis alors. Je continuerai seul sur ma route. Merci de ne m'avoir apporté qu'une illusion, d'avoir rouvert un trou mal placé dans mon palpitant, et merci de n'avoir jamais osé te confier à l'homme qui était pendant un temps le plus important dans ta vie. Que des choses que je regrette, et c'est pourquoi je m'en vais loin de toi en bousillant à mon tour sur mon passage: je ne reviendrai plus, c'est ce foutu article qui en a décidé pour moi, la raison expliquée qui fait que je ne veux plus souffrir: je veux vivre, oui, sans toi.

82. Mathilde et le piano



Mathilde s’approche, le regard mélancolique. Ses yeux penchés en direction du sol admirent son pied déchaussé qui trace des cercles sur le parquet. Sa robe noire, tendrement plissée qu’elle lui va somptueusement, sa robe noire lui va trop bien. Elle fait ressortir ses bras nus au-dessus, le teint mate de sa peau et ses yeux d’une étonnante profondeur bien trop humides pour l’heure mais tout aussi beaux. Ses cheveux retombent en boucles, tout autour de sa tête jusqu’à ses épaules. Ça ressemble vraiment à une ondulation maritime de Juillet quand la mer se calme pour les touristes. Mer châtain. Glaciale. La mer de Bretagne. La jeune femme est accoudée à un mur, un verre dans une main une lettre dans l’autre, les plus belles histoires sont parfois les plus tristes, et les plus beaux héros sont aussi les plus désespérés. Paul alors ne vit plus que par mots, il lui a écrit des montagnes de lettres qui n’aboutissent nulle part sur ces feuillets bien calligraphiés à l’ancienne d’une encre noir de jais. Elle aimerait bien se couler dans cette même encre, se boucher le nez après une bonne aspiration et couler de la plus belle manière qu’il soit. Doit bien y avoir quelque méduses au fond de ce tourbillon qui l’aideront dans sa descente en piqué.
Voici une larme qui tombe de son œil, elle roule doucement le long de sa joue, on dirait un diamant, la musique comme fond sonore réapparait soudainement. C’est un morceau de piano joué très lentement, et cette larme qui marque le tempo est un diamant qu’on aimerait lui soustraire mais qu’on ne peut s’empêcher de regarder chuter le long de la joue puis à présent sur sa robe ou elle finit sa course. Elle disparait dans les méandres de la robe, les passants qui viennent de débarquer ne peuvent comprendre où est passée précisément cette larme merveilleusement mélancolique. Ils ne peuvent qu’espérer le début d’un sourire, qu’elle sèchera de nouveau ses yeux en s’excusant tel que les femmes en général s’exercent à faire dans ce genre de cas pour rassurer la compagnie de ses messieurs. Mais les prémices de ce sourire-là ne vient pas, le pianiste passe à autre chose. Ses yeux se sont levés de son pied au sol, du sol aux chaussures des autres qui continuent de danser tout autour d’elle et qui font mine de ne pas s’intéresser à elle. Elle prend conscience qu’elle se trouve encore dans la salle de bal de ce maudit J., ce brave homme qui n’est plus qu’une lettre dans son répertoire, celui qui se trouve dans sa tête. Elle ne place des lettres que sur certains visages, sans trop savoir pourquoi. Et les J. croisent parfois les H. et les M. dans les mêmes soirées bouleversantes d’une joie qui l’a fait de nouveau frissonner. Elle aimerait pleurer à nouveau puisque c’est si bon de se laisser aller, mais le quand dira-t-on est plus présent maintenant qu’elle vient de prendre conscience qu’elle était toujours dos au mur dans la salle de bal de J., puis même si elle les emmerde tous elle n’a pas le droit de faire ça au jeune homme qui a le compte bien fourni devant ses invités à lui rien qu’à lui et son alcool qu’il disperse aux quatre vents!

Ô se ressaisir, un peu plus. Défroisser la robe, croiser le regard des autres, l’œil mauvais. Se laisser aller, qu’on dise que les choses vont mal parfois et que c’est ainsi. On ne peut empêcher le courant de la vie de trop affluer d’un coup dans le sens inverse. Il arrive parfois que la crue déborde de son nid, l’eau de la mer peut alors gagner toutes les salles de réception du monde si personne ne veille à ça. Tiens, d’ailleurs ce serait marrant de se dire qu’on voudrait faire ce métier-là plus tard.

- Et toi, tu veux faire quoi plus tard?
- Je veux empêcher la mer de sortir de chez elle.

C’est un beau métier, à côtoyer les sirènes et les marins. A attendre son époux sous le phare qui tourne.
Elle aimerait tellement que Lucie soit là, qu’elle lui redonne espoir et oubli. C’est si facile pour les autres d’oublier dans un sourire, de refermer les plaies du cœur et se laisser à la vie. Mathilde envie ce bonheur-là. Elle aimerait redevenir la jeunesse insouciante de ces prémices de la vie qu’elle était. Elle aimerait tant tout changer entièrement afin de ne plus dire au psychologue que rien ne va plus, qu’il faut tout changer. Elle aimerait se soustraire également à la fête, ne jamais avoir lue cette lettre-là de Paul, la dernière des 99 lettres qu’il lui envoyât de Londres après son départ précipité en mai dernier. Maintenant c’est trop tard pour tout refaire, le monde etc… Mathilde se jure qu’un jour elle sourira, qu’un jour elle dansera, mais en attendant c’est trop tôt. Elle court presque au travers de la salle, bousculée par les valses hasardeuses des inconnus en costumes noir et blanc.

- Un triple whisky s’il vous plait.
- Vous n’avez pas l’âge mademoiselle.
- J’ai dix-huit ans.
- Il en faut vingt-et-un de ce côté du globe!

Espèce de snobinard de merde, que ton nom soit roulé dans la boue. J. je t’emmerde; pense-t-elle en rageant. Elle aimerait le trouver parmi la cohue des costumes à portefeuille mais c’est si embarrassant de chercher un homme qu’on a jamais aimé au point de ne plus se souvenir de son visage.

83. je suis né troué (projet abandonné)




Il faut se dire qu’au moment d’écrire ces lignes existent encore ces trois propositions que sont venir à Saint Malo à pied au sortir du train. Vous avez le choix, comme au sortir d’une ville d’y rentrer à nouveau et d’en venir victorieux ou non, l’âme dans l’état que vous la vivez.
Souhaitez-vous prendre le bus que la ligne vous surprend déjà au sortir de la grande place, sur des pavés aplatis désignés qui veulent faire croire sans y parvenir que les pavés malouins arrivent jusqu’ici mais c’est faux, vous fumez votre clope bien tranquillement ou marchant, votre sac rejeté par-dessus une épaule. Traverser le parking de l’ancienne gare alors, le rond point qui coupe le boulevard des Tallards en continuant tout droit devant les pompiers. Vous passez par le port dénué de charme, mais Intra-Muros brille devant vous, s’avançant lentement de sa splendeur reconstruite. C’est tout droit, toujours, au travers de l’entrée du port, après le pont-levis récent, entrée par la porte Saint-Vincent, vous comprenez que quelque soit votre état il y a toujours une porte Saint-Vincent dans votre cœur tout au fond à gauche (j’ai banni pour des raisons politiques le côté droit de ce roman bancal, ne vous étonnez donc pas vous, le liseur un peu perdu si par hasard vous vous apercevez qu’une voiture roule à gauche…).
La deuxième solution est encore de suivre un temps soit peu le passage du bus, celui qui part sur votre droite en suivant la route dès la sortie de la gare. Un premier rond-point s’offre à vous, vous traversez par la gauche (tiens donc) et continuez jusqu’au niveau de la banque qui fait l’angle de la route. N’hésitez pas à rester sur votre gauche, bien qu’il n’y ait pas de trottoir et que par instant il semblerait qu’un bus roulant trop vite s’apprête à vous écraser. Ne prenez pas peur et dîtes vous bien qu’un malouin méchant conducteur de bus est toujours plus intéressant qu’un haut-savoyard ivrement assassin. C’est la fin du boulevard des Tallards, vous continuez le long de la voie, le long du quai du port en n’hésitant pas à aller voir dans l’eau quelques méduses reposantes qui flottent encore actuellement à la surface au moment où je vous parle (Damien, un ami de Dinan, m’a un jour confié qu’elles étaient fausses, je vous laisse la liberté de le croire sur parole ou non). Comme de l’autre côté du quai dans la première solution, et puisque les chemins empruntés sont légèrement parallèles, vous voyez les remparts d’Intra-Muros qui semblent venir à vous, mais c’est plutôt vous qui vous soumettez à elle corps et âme… et toujours cette porte Saint-Vincent qu’on dirait la porte des Enfers ou le passage agité d’un ancien quartier médiéval.
Mais soyez donc flâneur au sortir de la gare, n’hésitez plus à continuer sur la même droite (je ne tiens pas mes paroles puisque me voilà évoquant la droite, bullshit!), continuez donc au même endroit, que précédemment sans trop faillir. Au lieu de continuer sur le quai après le boulevard des Tallards, poursuivez plutôt la flânerie sur la droite (encore!) le long de la plage du sillon. Vous aurez libre plaisir du décor enfiévré qu’une mer puisse avoir en Bretagne, c’est-à-dire souvent en tempête or faussement calme ainsi que peut l’être un ciel. Contemplez les plages, sentez l’odeur du sel qui se dépose sur vos lèvres et gouttez les effluves marines. Les mouettes gueulent si haut dans le ciel en tournoyant qu’on y fera plus gaffe en quelques jours d’acclimatation. C’est l’endroit que je préfère, le premier passage abouti qui fait jaillir cette sensation que, quand on voit la mer malouine de ce côté-ci pour la première fois c’est qu’auparavant on a jamais vu une mer.
Certains bateaux s’étiolent en mer, des navires perdus ou agités qui semblent revenir d’un combat, ne vous trompez donc pas. Il y a bien eu la guerre plus haut en mer, plus en avant. Oui, on s’est battus aussi sur la mer.
Et puis, au détour de votre marche, que n’avez-vous pas fait gaffe à cette cité qui apparaît au détour des habitations, de ce pic christique qui perce le ciel sans faire de trou (mais ça passe à peu de choses; ce fût sûrement calculé au millimètre près), c’est magique, aussi bien que la première fois la ville paraît toujours plus grand en dehors des murs alors qu’elle cache un noyau dont on a vite fait le tour quand on est un touriste de base, et ne prenez pas ça comptant négativement.
La pierre érodée par le silence, le sable et le sel. On jurerait entendre des cris, des rires, de la vie. Parfois de la musique, tantôt un mariage. Il se passe en ces lieux une magie étrange qui ne cesse de me fasciner comme à présent.
C’est encore cette bonne vieille porte, mais à cet instant vous comprenez qu’il existe d’autres portes possibles, pour un peu de votre curiosité vous jurerez même à une faille, un chemin le long du mur d’enceinte au-devant de la plage de l’éventail. Comme votre curiosité à bien raison!
Mais rentrez donc entre ces murs. N’oubliez pas, n’oubliez jamais.

Alors il faut voir la mer, partir loin de ces foutus paysages plats qui ne veulent plus rien dire. Eteindre la dernière clope et se laisser monter dans le train pour partir loin au pays des vagues. Il n’y a plus rien après la mer, après la mer c’est tout. Les vagues, se laisser porter par le bruit du roulis ou encore les mouettes qui rient de tout mais surtout des touristes. On dit qu’en Bretagne il ne pleut que sur les cons. Je le dirai à Diane, elle en rira de ses pluies diluviennes, celles qu’elle porte en elle secrètement depuis toujours.

Je suis venu à Saint Malo un soir de juin.

84. je ne vous crois pas


Sur la vitre mentale au-delà de laquelle se meuvent et tournoient, aquatique ment, d’ambigus ustensiles frappés d’un point de côté - celui des anges - l’instinct diamant d’Henri Michaux poursuit ses méandres. Mille et une fois rayé, et comme jamais, le verre prend la couleur, la forme, la dureté ou la plasticité du moment aigu qu’il reflète et assume, moment où, près d’étouffer, d’avoir le mal de l’air, le poète lance sa main préservée, la jette et trace, en désespoir de cause, tel un rameur exténué, les mots libérateurs. Provisoirement.
L’acte littéraire de Michaux, fulgurant ou effiloché, enveloppé d’humour, institue une sorte de coma qui permet à sa victime, enfin dégagée, un somnambulisme actif, grâce auquel le souvenir de tout geste, parole, signe, traverse la vitre initiale, se débarrassant, au passage, des obstacles qui font penser. Or, penser, comme disait Valéry c’est perdre le fil. Michaux est le trapéziste précis de ce fil sur lequel il exerce son impatience et sa pathétique cruauté. A hauteur frontale, il s’y ménage un lieu de balancement, un poste, un réduit, une plage, où il fatigue sa fatigue, se suce les nerfs, mobilise ses fous; c’est là, entre to be or not to be, entre mi-fugue mi-raison, qu’avec force et faiblesse, présence et absence indifféremment, il résiste. En perpétuelle instance d’humanité, c’est-à-dire de poésie caillée, essentiellement transitoire dans son inutilité souveraine, Michaux reste, assez paradoxalement, l’un des plus vivants, des plus réels défenseurs d’un espace menacé, dans les réseaux duquel s’infiltrent les estafettes marquées d’une armée, dont il est, avec quelques autres, si j’ose dire, privilégiés, organiquement, l’ennemi absolu. Michaux n’est lézardé que dans l’extrême mesure où il n’a pas été touché, empoisonné, mais s’est laissé défaire, par tenace, quoique involontaire, fidélité à ce qui, dans l’homme, répond le moins anecdotique ment, accidentellement, aux sollicitations brutes du désir, qui soulage toute chose mouvementée en expulsant son hasard temporel: « Savoir, autre savoir ici, par savoir pour renseignements. Savoir pour devenir musicienne de la vérité .» Il tache son espace mental - comme l’ombre d’un pur-sang, le champ de courses.
Sartre écrit qu’il faut changer pour rester le même. Michaux le prouve. Et témoigne qu’il y a pire que le fait très simple et un rien prématuré d’être revenu de tout: celui d’être revenu de rien. Mais il doit y avoir de l’être. Même moi, il faut assurément que je sois.


Longtemps je vous ai imaginée à mes côtés du lever à la chute d’un soleil pourrissant de grands calculateurs. Je voyais vôtre corps délicieux dans la pénombre de mon berceau, c’était vous encore dans cette cours de récréations. Je n’ai pas appris mes premiers mots avec le sein de la maternelle mais suspendu à vos lèvres.

85. C'était une scène sensiblement identique quand Caroline est partie au beau milieu de la nuit



La lune est bien ronde, froide. Cette nuit-là il pleut sur Bruxelles. J'ai les mains au fond des poches, des cernes sous les yeux, mon âme est engourdie par l'ivresse du vin des réceptions lointaines. Malaparte m'accompagnait, pas grand chose d'intéressant. Suis rentré dans un café, du bruit, quelques personnes bruyantes, des fumées partout. J'ai envie de pleurer à chaque respiration. Cette chose en moi qui brûle, ça fait un mal de chien. Bruxelles en face d'un café les mains dans les poches l'envie de pleurer. Aux toilettes j'ai téléphoné sur Paris, j'ai salué mon frère. J'ai raccroché, j'ai allumé une clope, j'ai rappelé en France, je ne sais plus quelle ville, ni quel département, son téléphone sonne dans le vide. Elle n'est pas là. Des poings je frappe contre la paroi, mes mains finissent en sang, je pleure à cette stupide révocation. Je suis retourné m'asseoir en face de mon café attablé au milieu de Bruxelles et ses êtres irréels qui me suppliaient de les oublier à tout prix. Je ne pouvais pas me séparer des anges déchus, des guerres inhumaines, de tout ce que le monde avait commis de plus ignoble, je voulais, si c'était humainement possible soustraire ma douleur à celle des nations. Mais non ce n'est pas possible, c'était simplement cette foutue Bruxelles comme un hasard accidentel sur ma route pour aller à.................... je ne sais plus. Mais quelle est donc cette musique?

29/09/2011

86. c'est nul



Je ne connais pas réellement ses mots à lui. J’entends que ça parle de bonté, de miséricorde, il est aussi question de souffrance, beaucoup trop. On me parle d’un dieu que je ne connais pas, si peu. Nous n’avons jamais été intimes, pas que je le sache. Et l’on se lève interminablement, et l’on se rassoit, amen. les bancs grincent sur le sol carrelé, il fait froid. En levant la tête on voit bien évidemment la croix, les mines affligées sur le côté de Pascal Bruno et Xavier, Aude dans un coin qui feint d’être bouleversée, Pascale qui me nargue de haut, Dominique et Christiane, Jean-Louis et Jean Marie. J’ai envie de faire une pause, d’aller fumer ma clope, lentement, tout en douceur, le deuil se propage, cette gangrène absurde. Ils se voilent tous la face, ils ne connaissaient pas la morte mais moi si. Moi si? Je ne sais plus si on peut connaître véritablement quelqu’un. Ai-je vraiment un jour existé? Je me souviens que oui, à une époque, une plaine ensoleillée, un peu de douceur. J’aurais dû apporter une caméra discrètement et filmer la scène, mais pendant un enterrement cela ne se fait pas, il paraît. J’aimerai tout filmer, du jour de ma naissance à la dernière image. Même des jours d’ennui, et cette mouche qui flotte autour du cercueil, son vole régulier, c’est un petit bout d’âme qui palpite dans l’atmosphère, remonte le long des bancs avant de finir en ligne droite jusqu’à la porte d’entrée qui est restée grande ouverte. Dehors on peut voir les rayons du soleil gagner le parvis de l’église, la voix du curé qui résonne, Yves-Marie derrière moi demandant à Dominique si c’est d’un chanoine qu’il s’agit. Son souffle proche de ma nuque. Sa grande taille. Bien sûr il faudrait jouer avec la résolution de l’écran, couper un peu. Le film ultime. D’un coup quatre hommes se dirigent, ils se placent de chaque côté du cercueil, prennent les poignées dorées. Ce n’est jamais comme dans les films, ici c’est maladroit, on ne sait pas comment ça se porte, on le place gauchement sur l’épaule, mais personne ne fait la même taille. C’est bancale, ça menace de s’écrouler à tout moment, j’imaginerai bien cette dernière blague d’un corps s’écroulant hors de sa boîte, quelque chose du genre. Après c’est la course derrière la voiture qui roule délicatement, chez moi on enterre les gens dans un cimetière en pente, ici tout est droit, carré, bien rangé et bien mis. Le soleil fait se refléter des visages fantomatiques dans la vitre arrière du véhicule, dix personnes alignées qui se tiennent la main de l’église au cimetière. On se pousse du coude pour être le plus triste, le premier. Arrivé à l’intérieur du cimetière on se bouscule tous à l’entrée, chacun veut gagner la place la plus proche du bois, chacun prend ses larmes en bandoulière, même des hommes qui jusque-là n’avaient jamais pleuré. Sur la croix de bois on a gravé son prénom, juste son prénom. C’est une croix de bois transitoire en attendant le marbre, tout là-haut s’il existe un paradis elle doit bien se marrer à nous voir ainsi engagés dans cette bouffonnerie. Jérôme se détache du lot, il me ressemble, il se détache en arrière de la foule, il n’est pas présent, il est là sans être là. Ça se verrait autant si je m’en grillais une? Non, fumer dans les cimetières ça doit bien être passible d’une amende. Les abeilles nous inondent, un nid se trouve pas loin, planté en terre, bien vivant. Je m’en amuse en les chassant d’une main, toute la foule se met à trembler, à grincer des dents, certains doivent maudire la morte de cet affront. Je feins d’être allergique, je fais quelque pas en arrière, atteint la grille, personne ne m’a vu à part Jérôme qui s’approche de moi, accablé d’effroi.
- tu ne peux pas te retenir?
- non. Dis-je en rangeant mon briquet dans ma poche.
Les volutes de ma fumée se confondent aux nuages. Un silence se transforme en prières. Jérôme désespère, il me traite de con. J’aimerai lui avouer que oui, j’en suis un, mais j’ai l’esprit de contradiction, j’aime parler aussi pour ne rien dire. Il se remet une mèche en place, il est ridicule sans en avoir conscience.
- j’en ai ras le cul de toi.
- et toi? Tu crois que tu me gonfles pas à toujours être parfait en tout??
Son regard noir croise le mien, oui mon vieux, tu frises la perfection, l’emmerdement, ai-je rajouté. J’ai jeté ma clope à terre, fermé les poings, je me suis éloigné du cimetière, j’en avais assez vu.
- tu vas où?
- je me casse loin de vos conneries, c’était une erreur de venir.
- c’est ça, vas-y, barre-toi comme tu as toujours fait.
- tu sais très bien que je ne suis pas d’ici! Me suis-je arrêté.
- mais tu n’es de nulle part…
J’ai repris ma course, sans me retourner. Il n’y avait pas de transition à la sortie, rien que des immeubles, la circulation, des passants, la ville déjà si proche, entourant ses morts, les étouffants tout en les oubliant. Dans d’autres villes on avait au moins la courtoisie de les tenir un peu à l’écart. Et les immeubles étaient gris couleur pollution, les visages sentaient le renfermés, les passants n’avaient aucun plaisir d’être là, ça paraissait même une contrainte constante gravée sur le visage. Je me suis installé dans le premier bar qui venait, un établissement minuscule, quelques tables, le sol n’était pas lavé depuis plusieurs jours. Dans la crasse on voyait à peine ce qu’il y avait dessous. Les chaises et les tables étaient collantes, la télé dans un coin transmettait une course de chevaux illusoire, des hommes gueulaient leurs paris à la con, au fond du bar Emilie était dos au client à nettoyer la machine à café, les étagères, les verres… le patron m’a remarqué, il est venu à moi, il m’a demandé ce que je voulais. J’ai demandé si c’était possible d’avoir un café, il m’a annoncé que oui, bien sûr, c’était possible. Il avait pris une mine assez grave, savait-il d’où je sortais? Émilie avait pu lui dire, sans doute. Elle s’est retournée lentement, elle m’as esquissé un sourire sans surprise. L’autre m’apporta le café, elle le suivit derrière de deux pas au moins, elle prit place en face de moi.
- ça s’est bien passé?
- non. Je n’ai pas envie d’en parler.
- ok. Tu restes longtemps?
- je repars demain matin.
- tu dors à la maison?
- j’ai une chambre d’hôtel.
- dors chez moi!
- ok. J’ai avalé mon café d’une traite. Je l’ai embrassé sur la joue en lâchant une pièce dans sa main et je suis sorti. Dehors le froid gagnait la ville, le vent aussi, j’avais envie de fuir, déjà, si tôt. J’ai ravalé ma fierté et mon mécontentement en me dirigeant la mine renfrognée les mains dans les poches jusqu’à ma voiture. J’ai attrapé la caméra, je suis parti dans Paris filmer toute la journées des scènes de vie inédites. Je fuyais le plus possible la majesté des grands monuments au profit des scènes de bar, tournant autour des terrasses, paraissant un étrange individu pervers, je m’en foutais bien. Le soir tomba rapidement, j’avais mis dans la boîte beaucoup de séquences étranges, j’avais envie de tourner un film sans acteur, un projet ambitieux, étonnant aussi. Du moins un film avec que des parcelles de vie. Mais l’idée était irréalisable, inintéressant, je tournais en rond dans mes idées en relisant un peu de philosophie, j’étais un peu paumé ce jour-là. Mes clopes se consumaient d’elles-mêmes, j’avais la mine triste quand je me filmais de temps en temps par mégarde ou que je testais le positionnement de l’objectif. Émilie vint me rejoindre à la nuit tombée, nous allâmes dans un café assez friqué prendre un verre, j’ai fait tourner la caméra pendant qu’elle commandait, vue sur son menton au milieu de l’écran, son cou, sa bouche qui voulait un diabolo grenadine, ma voix en fond sonore qui commandait un autre café. Derrière on entendait le serveur qui disait « très bien je vous apporte ça de suite » puis les voix à demi-étouffées des autres clients, les bruits de vaisselle au loin, les verres s’entrechoquant, un flipper sans doute dans un coin de la pièce, je ne me souviens plus. Ensuite j’ai posé la caméra sur la table, le trépied en hauteur sur son visage timide qui se réhabituait peu à peu à être filmé.
- qu’as-tu fait pendant cinq ans?
- j’ai pas mal voyagé, j’ai fait des petits boulots.
Elle ne me regardait plus moi, mais l’écran, je suis passé derrière l’objectif, c’était une interview à l’envers.
- et les femmes?
- quoi les femmes?
- tu en as eues?
- non.
Silence gêné, elle me regarde moi ou la caméra, je ne sais pas. Jérôme est rentré dans le bar, j’ai sursauté, je ne m’y attendais pas. J’ai voulu demandé ce qu’il faisait là, mais elle s’était déjà retourné en direction de l’entrée pour comprendre mon étonnement, elle se retourna de nouveau dans ma direction, observant sans doute ma réaction quand elle m’avoua clairement qu’elle l’avait appelé pour qu’il nous rejoigne. Jérôme scruta la salle, ne tarda pas à nous retrouver à l’aide de grandes enjambées, il commenta d’un coup (et on le voit faiblement à l’image):
- t’es encore avec cette merde??
Sa main empoigna la caméra, il l’envoya valser à l’autre bout de la pièce en un instant. Je me suis relevé et j’ai fermé le poing, non, hurla Emilie, c’était trop tard, je lui avait déjà frappé le visage, mon autre bras se raidit, mon poing rencontra son ventre, les employés s’agitèrent à nous agripper, on nous poussa dehors, Jérôme me fît face, Emilie tenta de nous séparer, il fondit sur moi, abattit ses poings sur ma gueule, d’autres dans mon ventre, il savait bien boxer finalement. Je me suis mangé le trottoir, je n’ai pas eu le temps de comprendre que de son pied il m’écrasa la main gauche qui craqua violemment. J’ai saisi ma main en un éclair dans l’autre, je me suis relevé en position assise, du sang coulait de mon visage, je me suis installé contre un poteau, l’autre debout soufflait que je n’étais qu’un connard. J’ai sorti une clope déformée par les coups de mon paquet, je m’en suis allumé une avec la main qu’il me restait, j’ai inspiré longuement, j’ai recraché la fumée, nous sommes restés là, interdits, tout autour de nous les clients s’étaient attroupés, emmenant Jérôme qui hurlait des insultes à mon égard, et Emilie m’avait déjà relevé, et moi, qui pissait le sang de mon visage j’ai attrapé la caméra à l’objectif brisé que me tendait une cliente assez jeune en la remerciant et nous avons déguerpis dans l’autre direction, mon bras passé sur ses épaules. J’étais abruti par les coups, je voyais des lumières qui glissaient le long du plafond de la bagnole, j’entendais les bruits du moteur, le « je veux pas qu’on fume dans ma caisse » du chauffeur de taxi, ma main m’élançait drôlement, Emilie le rassurait en lui disant que j’allais l’éteindre, j’en ai grillé une autre pour la peine, il m’engueula de plus belle, « je vais payer! » tempéra-t-elle. Elle lui promit un supplément, la voiture se stoppa, tout va bien se passer, je me suis redressé, les néons blancs me brûlaient la rétine, une infirmière me prit en charge. Le docteur m’apprit que j’avais une côte cassée, la main cassée, que le sang sur mon visage était dû à l’arcade qu’un de ses poings m’avait ouvert. On me colla un bandage, une atèle sur la main, on me fit signer des papier, on me conseilla repos et médicaments, et en un éclair j’étais dehors. Quand nous sommes rentrés à son appartement, Emilie n’avait pas dit un mot. Au fond du canapé, les vestiges de ma caméra se perdaient sur le cuir foncé. J’ai pris place, elle m’amena une couverture et un oreiller, me souhaita la bonne nuit et s’en alla se coucher. J’ai sorti d’une de mes poches les câbles qui servaient à relier la télé à la caméra, j’ai branché le tout, le programme bleu s’alluma sur l’écran. J’ai mis en route la dernière vidéo, revoyant la scène. Sa voix à peine perceptible du bruit de fond.
- et les femmes?
- quoi les femmes?
- tu en as eues?
- non.
J’ai appuyé sur pause, je suis allé caresser son visage à travers l’écran. J’ai rapproché la table basse de la télé, je me suis allumé une clope, j’ai fait marche arrière et j’ai refait lecture.
- et les femmes?
Encore.
- et les femmes?
- quoi les femmes?
J’ai refait pause. J’ai longuement observé son cou, sa chevelure, sa bouche. J’ai refait tourner la scène jusqu’à ce que Jérôme intervienne et brise la caméra. La dernière image étant la paume de sa main agrippant l’objectif, le dernier son celui du choc brutal de l’appareil tombant sur le sol. Je suis revenu au menu principal. De la dernière vidéo j’ai sauté à la première. Elle datait de dix ans plus tôt. Il s’agissait d’une interview de mon professeur, Hélène Chambard.
- premier jour, commentais-je en voix-off, première vidéo. Voici Madame Hélène Chambard, professeur au lycée…
- vous n’avez pas le droit de nommer l’établissement, jeune homme.
- bien, ok. Pouvez-vous nous dire en quoi consiste votre poste?
Elle ne regardait pas l’écran, jamais, ses cheveux étaient d’un blanc immaculé, sa peau fanée, légèrement bronzée, tremblait légèrement quand elle parlait. La lumière crue de la vitre derrière elle brillait sur l’objectif, rendant flou les mouvements, les détails, j’ignorais encore comment il fallait filmer, quelle posture il fallait choisir. Le champ n’était pas contrôlé un seul instant, je me rappelle de ma main posée sur l’appareil, ça faisait trembler la caméra. À côté d’elle il y avait une bibliothèque, plusieurs livres. Je me suis endormi lentement, assis sur la table basse toujours proche de l’écran.

2. J’ai fixé l’écran, il faisait nuit encore, ma montre annonçait qu’il était tôt, dans la chambre au fond de la pièce ça bougeait. Je me suis approché de la porte, derrière j’entendais des bruits de mouvement, j’ai frappé à la porte. Oui? Demanda-t-elle. Tu es réveillé? Elle me fit rentrer. Je dois aller chercher une nouvelle caméra, ou la faire réparer, ai-je annoncé sans préambule.
- Tu es vraiment bizarre, tu le sais ça?
- oui. Je sais. Mais j’ai besoin de ma caméra, j’en ai besoin pour repartir.
Je suis allé me laver du mieux que je pouvais, elle était à la cuisine en short de nuit et t-shirt, baillant encore. Peu à peu le jour se levait sur la banlieue, au-dessus des immeubles. Les teintes colorées diverses se perdaient au profit d’un bleu-gris uni. Le café fumait, j’avalais mes cachets avec. J’ai allumé une clope, elle toussa pour me faire comprendre qu’il était encore trop tôt. J’ai éteint ma cigarette et j’ai attrapé un livre qui traînait dans un coin, c’était un poète étrange qui avait basé ses alexandrins et quatrains sur l’automobile. Il est pas net ce type! Ai-je commenté.
- parce que toi tu l’es? Fit-elle en prenant une moue amusée.
Elle était debout, contre la gazinière, à boire son café lentement, je voulais plus que tout la filmer, ne pas perdre cette image. Son corps à moitié dans la pénombre en contre-jour du soleil qui se levait, son ventre un peu arrondi, ses mèches de cheveux dans tous les sens, ses yeux perdus dans le vague, j’ai ajouté que j’étais désolé pour la veille, elle émit un son faible qui signifiait n’en parlons plus, le passé c’est le passé. Du moins l’ai-je compris ainsi. Elle s’en alla prendre sa douche, je me suis concentré sur les vers du livre, mais je ne parvenais pas à m’y intéresser. Quand elle sortit de la douche il ne nous fallut pas longtemps pour terminer de nous habiller, nous nous retrouvâmes dehors dans le froid, emmitouflés dans nos manteaux, les mains au fond des poches jusqu’à la voiture, il était encore tôt, les boutiques s’ouvraient les unes après les autres. Elle m’emmena dans une grande surface qui tenait plus du bunker, le parking était déjà envahi des matinaux insomniaques ou de retraités. La boutique d’électronique était bondée, il me fallut batailler durement avec le vendeur pendant de longues heures pour qu’il me fasse essayer un objectif. J’ai mis en route la caméra, c’était ok, dans le petit écran de côté apparaissait la mine énervée du vendeur que j’avais malmené plus tôt. Combien je vous dois? Il me fit une addition assez salé que je payais sans rechigner. Allons faire des courses! Conclua Emilie. Je l’ai suivi dans le dédales des rayons, elle prenait au hasard ses aliments, ses produits, et moi je la suivais d’une distance raisonnable en la filmant. Elle s’amusait de ça, de temps en temps elle me jetais à la gueule une boîte de corn-flake, un paquet de PQ, des aliments en tous genres que j’évitais en riant. Onze heures sonna, j’avais faim. Elle aussi. Elle m’entraîna à la sortie, dans un fast-food aux couleurs criardes après qu’on eût installé les courses dans le coffre. J’étais de bonne humeur, nous faisions la queue au milieu d’autres individus agacés, il ne nous coûtait rien d’attendre en discutant. On déboucha sur un bar en plastique, jusque là je n’avais pas levé les yeux sur le menu, je n’avais pas encore fait mon choix, à un mètre tout juste de la caissière en tenue de travail qui nous demandait « qu’est-ce que je vous sers? » en souriant tellement qu’on pouvait examiner la propreté impeccable de ses dents. J’ai sursauté en laissant tomber un plateau qui était posé sur le comptoir, je me suis reculé d’un bond, je suis tombé à la renverse, les yeux paniqués en la voyant elle dans ce costume ridicule. Elle ajouta un « monsieur? Ça va?? Vous allez bien? » J’ai paniqué encore plus, oui, c’était la même voix… c’était impossible… j’ai pris mes jambes à mon cou, Emilie s’est excusée en ne comprenant pas, elle m’a emboîté le pas, j’étais dehors, le visage assombri, un flot de souvenirs m’envahissait par vagues, je tremblais en tentant d’allumer une clope. Qu’est-ce qui se passe? S’inquiétait-elle. Je tremblais sans pouvoir répondre. Le soleil dans les yeux m’aveuglait, le vent me rendait sourd, les souvenirs refleurissaient. La caissière décidément inquiète avait fait le tour du comptoir, elle ne m’avait pas reconnue, elle venait voir si tout allait bien en se penchant sur moi, tout va bien monsieur? Elle s’installa auprès de moi, une main sur mon épaule, je ne pouvais y échapper. Je me suis mis à fondre en larmes, excusez-moi, ai-je répondu, j’ai passé une sale journée! Pas pire que la mienne, me rassurait-elle, non non, croyez-moi, j’ai fait plus de 900 bornes pour venir enterrer une de mes tantes, je me suis engueulé sévèrement avec mon cousin et le comble est que je viens de rencontrer mon ex… Un responsable intervint, Cécile, viens vite, tu as du travail, pas le temps de glander! Elle me tapa sur l’épaule en signe de courage, elle fit un grand sourire à Emilie en lui demandant de prendre soin de moi, elle se pencha sur moi quand l’autre retournait à son poste, comprenant lentement ce qu’il se passait.
- tu la connais?
- mon ex… elle ne m’a pas reconnu…
- C’est elle la fameuse Cécile??
- oui. J’avais une chance sur un million que cette scène se passe.
- et le pire c’est que tu ne l’as pas filmée!
- ce n’est pas drôle!
- mais pourquoi ne t’a-t-elle pas reconnu?