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12/12/2011

69. les instants



1. J’avais dix-huit ans cette année-là quand mon père m’emporta avec lui dans une tourné d’introspection de sa ville imaginaire. Il pleuvait énormément sur la ville, il faisait froid, nous étions seuls. J’avais amené une bande-dessinée étrange sans paroles que je redessinais. Mon père m’avait conseillé d’y ajouter des paroles, mes cases n’avaient parfois aucun lien entre elles. Nous nous sommes arrêtés devant l’hôpital, il m’a fait juré de ne rien dire à ma mère ni à ma belle-mère, encore moins à mon demi-frère ou à ma sœur. J’ai hoché de la tête, la mine apeurée. Je ne sais pas si j’avais conscience de devenir un homme, après tout, cette année-là. J’étais encore avec S. et papa m’avait fait attendre dans une grande salle blanche. À l’écran il y avait son incertitude. Dans les rangs de ce cinéma particulier d’autres malades que j’imaginais mourant attendaient leur sort. Notre chien attendait à mes pieds, au-dehors la montagne disparaissait derrière une brume opaque, la salle était trop chauffée. Mon père est apparu au bout du couloir, essoufflé. Il a fait le tour du comptoir qui me faisait face, je l’ai vu de dos, il m’a semblé réduit, la moitié d’un père en moins. J’ai feint de masquer la trouille qui me prenait au ventre, j’étais bien trop jeune pour avoir un père mourant, mais mon père n’est pas mort cette année-là, ni l’année suivante. D’ailleurs personne de ma connaissance n’est mort cette année-là, peut-être le vieux Bob, mais tout le monde se foutait bien de lui et des douilles de fusil de chasse qu’il alignait dans son antre. Il les utilisaient comme des briques, il construisait des châteaux, des petits personnages, des chevaliers, un monde miniature en douilles assassines pour faire vivre un peuple issu de son imagination débordante. Je n’ai jamais revu une seule de ses créations après sa mort, sans doute sa famille a-t-elle tout jeté, on ne construit pas la vie à partir de la mort, c’est tabou.
Papa enfin s’est retourné, il m’a dit: aller Staline, on y va!
L’infirmière a tiqué, Staline est un drôle de nom pour un chien.
Mon père l’a regardé d’un œil austère, il a ramené ses yeux sur sa création, rétorquant dans son dos qu’il ne s’agissait pas du chien, j’ai rajouté que je m’appelais Staline, l’infirmière a tenté de se moquer mais j’avais l’habitude à force. Il avait un dossier dans la main qu’il m’a tendu en sortant.
- Cache-le dans ta chambre, fais en sorte que personne ne tombe dessus!
Il m’a déposé chez ma mère, son ex-femme, je l’ai embrassé, le dossier caché sous mon pull, j’ai salué Max notre voisin en sortant du véhicule. J’ai caché le dossier derrière mon bureau, entre le mur et le bois, j’ai envoyé une lettre à quelqu’un ce soir-là, un ami dont le nom m’échappe, puis, une fois la nuit tombée, j’ai ressorti le dossier. Le cerveau de mon père m’est apparu, j’ai fait connaissance avec la machine de connaissances qu’il utilisait en permanence. J’ai longtemps contemplé les enroulements infinis, les bosses et les creux, au réveil j’avais encore le dossier sur moi, je me suis rassuré en voyant que personne n’était entré dans ma chambre pendant la nuit. J’ai remis le dossier en place derrière le bureau, en bas maman avait fait chauffé du café. J’ai allumé une clope dans la cuisine en me servant une tasse d’un jus noir informe qui fumait, la pièce devint brumeuse, ma mère ouvrit la porte s’alluma une clope, se resservit du café également, m’expliquant que c’était la quatrième tasse qu’elle buvait depuis ce matin. Je crois qu’elle était dépressive, je n’ai jamais osé lui demander. Ses seins se creusaient, son corps amaigri, tout en elle était une plaie ouverte. Et puis bien sûr, son visage étant encore celui de la beauté qu’ont certaines mères, il y avait les amants d’un soir qu’elle cachait au pied de son lit en attendant que le lycée nous enveloppe dans nos connaissances. Mais elle avait oublié que nous étions samedi matin. Heureusement pour elle, mon père avait appelé, à la sortie de la douche je l’entendais klaxonner dans l’allée, je me suis empressé d’aller à lui, de grimper dans le véhicule sans oublier de saluer le vieux Max qui promenait ses chiens. Papa a démarré, nous avons fait le tour de la ville pendant un bon quart d’heure, son job consistait à surveiller que le travail de la commune soit bien effectué, il ne sortait pas beaucoup de son véhicule, on tournait en rond dans la ville, je notais les poubelles qui débordaient, les fleurs non-arrosées, un travail de collabo qui ne l’intéressait plus vraiment. Mais ce matin ça avait changé.
- Tu aimerais voir la mer?
La question était tombée en guillotinant un innocent. Je me suis entendu dire oui sans réfléchir. Nous nous sommes dirigés sur la sortie de la ville, mon cœur s’est légèrement accéléré, le frisson de l’inconnu. Je n’ai jamais vu la mer. On a roulé de longues heures interminables. Le paysage s’évaporait, parfois beau, parfois crade, parfois lointain. Je me demandais qui pouvait habiter ici, quelle vie pouvait-ils bien avoir les gens d’ici? Je m’émerveillais devant des ponts, des montagnes qui disparaissaient, un paysage qui s’aplatissait, les champs qui disparaissaient jusque dans l’horizon et la moitié de l’après-midi venant, alors que je n’espérais plus, elle était là. D’abord silencieuse, lointaine, une lame au loin qui n’avait rien à voir avec le bleu des écoliers ni ce que j’avais pu en voir en photo. Nous nous sommes arrêtés le long d’une route contre un vieux moulin en pierres. L’habitant a salué mon père, on pourrait croire qu’ils s’étaient vus la veille. Pourtant…
Mais immédiatement je me suis retrouvé aspiré. J’ai mis les deux pieds dans le sable, ça grattait dans mes chaussures, ça s’infiltrait. Il m’a dit de les enlever, j’ai avancé plus près encore jusqu’à mettre les pieds dans l’eau. La sensation, je ne l’oublierais jamais. J’étais sur le fil en équilibre qui empêche le monde de s’effondrer, j’avais des dieux à mes pieds, les mouettes gueulaient dans le lointain. Le vent m’emportait. J’ignore combien de temps je me suis retrouvé là, mais quand papa vint me chercher, j’avais de l’eau jusqu’aux genoux, le lointain s’assombrissait, le vieil homme du moulin me souriait, j’avais une mine béate devant lui. Son moulin ne tournait plus avec le vent. Il nous a demandé si on voulait rentré, mon père a serré sa grosse main sur mon cou, oui, dit-il, nous allons passer la nuit ici si tu le veux bien Jules, il est trop tard pour rentrer. Je me souviens alors de l’omelette avalée ce soir avec des champignons et du fromage. Ils m’ont servi un verre de vin rouge, au dessert je suis sorti à nouveau, dans le noir je me suis installé sur le sable en fumant une clope que j’ai bien dû mettre une demi-heure à allumer, je me suis endormi bercé par le bruit des vagues dans le vent qui sifflait à mes oreilles. J’ai alors rêvé que j’avais atteint le but ultime, le bout du monde, une vieille femme m’apprenait des histoires qui me parlaient d’origine, j’ai pensé à mon grand-père, je l’ai vu également dans mon rêve.
Au réveil je n’avais plus la moindre signification de mon rêve, tout était absurde, la mer s’était retiré d’une bonne centaine de mètres par jalousie, j’étais habillé d’un sweat noir à capuche et une fille de mon âge bouquinait de la poésie un peu plus haut, ses pieds nus se perdant dans le sable, ses cheveux s’envolant, des larmes roulant de ses joues. Je l’ai tout de suite trouvée sublime. J’ai demandé son prénom, Mathilde, ce qu’elle lisait, le poème d’une vie d’autrefois, j’ai demandé si elle habitait ici, oui, si la mer lui plaisait, c’est toute ma vie, j’ai indiqué le moulin en précisant que je logeais ici pour la nuit, ah, fit-elle, puis elle replongea dans sa lecture. J’ai entendu la voix paternelle gueuler dans le lointain, je me suis dépêché de filer en quittant malgré moi Mathilde. Elle s’est relevée une fois que je partais en hurlant pour se faire entendre:
- Je ne connais même pas ton prénom!
- Staline! Ai-je dit.
Ensuite nous avons quitté le pays maritime pour s’en retourner à nos montagnes. Papa m’a fait jurer de garder le secret, j’ai dit ok, je l’ai embrassé, j’ai salué Max de l’autre côté de la route, je me suis allongé ce soir-là dans mon lit mais je n’ai pas pu trouver le sommeil, je cherchais partout le bruit des vagues, le son des mouettes, la sensation du sable qui gratte, le vent dans mes cheveux. Puis je n’ai jamais revu la mer cette année-là.

2. La première fois que j’ai vu S. j’avais onze ans et pépé avait fait un feu devant la maison. Il avait invité les enfants du quartier, elle avait le visage si près des flammes qu’on aurait dit qu’elle allait prendre feu mais je ne pouvais pas me détacher de ce visage irréel, de ses grands yeux bleus, de la blondeur de ses cheveux qui éclairait constamment son visage. Elle avait des lèvres charnues, elle était mature et intelligente à la fois. On brûlait des marshmallows au-dessus des braises et pépé nous racontait des histoire de chasse aux chamois dans les couloirs d’avalanche, des cerfs qu’il avait abattu, je savais depuis toujours que pépé était un sentimental derrière ses grosses mains calleuses de géant, ses épaules carrées, son corps lourd qui faisait craquer le plancher de sa maison jusqu’après son passage. Quand je dormais chez lui j’étais réveillé par le bruit de ses pas quand il se levait, la maison sentait le café et la gauloise, ma grand-mère préparait le petit déjeuner dans un bruit de casseroles, je me levais pieds nus et elle râlait car le carrelage était froid, que j’allais choper la mort, alors je mettais des chaussons trop petits pour lui faire plaisir.
Le téléphone avait sonné tard cette nuit-là, mon premier mort allais-je pensé par la suite. Mais à l’instant même je ne voyais que son visage à elle danser dans les flammes, cette sorcière juvénile qui levait de temps en temps des yeux au ciel en récitant à haute voix le nom des constellations. J’ai entendu la voix de ma grand-mère implorer dieu, quelque part elle pleurait. Mon grand-père s’est précipité dans la maison, il l’a rejoint en un éclair, je me suis approché d’elle, nous nous sommes allongés dans l’herbe, elle m’a appris la grande ourse, la petite ourse et l’étoile du berger, je n’ai retenu que ça. Quand j’ai rouvert les yeux grand-père s’excusait auprès de nous, il nous fallait tous rentrer. À regrets je l’ai vu partir, elle m’a sifflé son prénom, j’ai cru que je n’allais jamais la revoir. Au fond de moi j’étais triste, à l’intérieur, la cuisine était allumée seulement par le frigo resté ouvert, ma grand-mère minuscule qui faisait ma taille à cette époque était lovée sur une chaise derrière la table immense, elle pleurait en tenant entre ses mains tremblantes la photo de son fils. J’ai demandé ce qu’il se passait, elle ne m’a rien dit. J’ai demandé à mon grand-père, il ne m’a rien dit. Je suis allé fermer le frigo, j’ai entendu leurs respirations saccadés. Pépé a allumé la lumière, une lumière crue qui déformait les visages, les transformant en monstres inhumains, le visage de mémé tristement allongé par la douleur, je n’ai su que plus tard comment était mort mon oncle, alors qu’il faisait de l’escalade, la corde avait lâchée, il avait chuté dans les ténèbres une bonne centaine de mètres. Le choc l’avait tué, non la chute. D’autres alpinistes l’avaient trouvé là par mégarde, suspendu à sa corde, ils avaient pensé à un suicide, ce qui était fréquent chez les passionnés de l’escalade où la corde a une attention particulière de vie et de mort, mais par la suite ils avaient compris que ce n’était en rien un suicide. Cette nuit-là je l’ai passée à l’étage, le lendemain maman est venue me chercher, nous sommes passés par la maison de mon oncle et il était là, dans son bel habit du dimanche, endormi, paisible, heureux. Il ne laissait derrière lui aucune famille. Il avait le sourire d’un ange. Maman avait tenue sa main de longs instants en sanglotant mais moi je ne savais pas comment réagir. J’ai pris place sur une chaise alors, j’ai attendu, peut-être même ai-je pensé à S., je ne me souviens plus.

3. En grattant la terre derrière notre jardin j’ai remarqué une drôle de forme. J’étais enfant, ce que je raconte est écrit bien plus tard dans ma vie d’adulte. J’ai découvert le trésor enfoui dans la terre d’un enfant de mon âge qui avait voulu correspondre avec son futur. Ils vivaient là avant, papa disait que ça datait d’une centaine d’années avant nous. Le père et la mère se voyait maudit, l’enfant avait pris la précaution de conjurer le sort en enfouissant ce triste présage dans la terre pour les générations à venir. Il avait joint des photos avec des pièces en or. Ses parents avaient perdus des êtres chers, les uns après les autres, sans aucune explication. Ça me faisait froid dans le dos quand j’étais adolescent de savoir que dans ma maison la mort avait pris une dimension dramatique. Des fantômes erraient alors en permanence dans la maison, je m’imaginais leur mort, il y avait la mère et le père qui s’étaient suicidés en dernier en s’empoisonnant, le fils qui s’était pendu, les enfants mort-nés, j’en comptais dix-huit, la tante morte dans son sommeil d’une maladie incurable et inconnue, l’oncle qui s’était fait avoir dans un duel puis avait agonisé des jours durant en hurlant à travers les murs le prénom de sa femme. Leur fils était parti à la guerre, il avait été décapité par un éclat d’obus, c’était le soldat sans tête qui errait de ci de là, sa sœur s’était, quand à elle, noyée dans le lac derrière la maison qui s’était asséché avec le temps. Bien sûr rien de tout ça n’était vrai, c’était sans doute une histoire destinée à nous avertir de ne pas être incrédule, que les fantômes et les malédictions ça n’existait pas. Pépé m’avait dit qu’en haute-savoie c’était courant de croiser ce genre d’objet dans la terre car ça nous effrayait assez pour nous repentir auprès de notre seigneur Jésus-Christ. Je n’ai jamais cru en dieu, l’Abbé Dominique était un pervers sans nom au visage niais, il ne nous a jamais touché, il ne nous désirait pas, son truc à lui c’était d’aller voir les hommes à la piscine, de les observer prendre leur douche, de crever de désir pour eux. Je l’avais surpris une fois observer la scène attentivement à la fenêtre des douches en se masturbant. Vous pouvez donc comprendre que je n’ai jamais cru en quoi que ce soit de biblique, le petit Jésus n’avait rien d’un seigneur et son troupeau n’était composé que de grisonnantes personnes perdant la boule. Rien dans les textes catholiques ne pouvait me rapprocher de lui, bien sûr je n’avais rien contre les croyants, mais ce n’était définitivement pas ma came.

4. À six ans je me suis cassé la jambe, je ne m’en suis jamais remis. C’est aussi pourquoi je n’ai jamais aimé le ski. J’ai fait ce qu’on a appelé par la suite un soleil en heurtant un surfeur qui croisait la piste. Triple fracture mal soignée, je boîte encore, j’ai une jambe plus courte que l’autre, mon dos me fait mal parfois, les soirs trop humides je ressens dans ma jambe droite une plaie de douze centimètres au moins qui n’existe pas. Cette douleur fantôme me poursuivra jusque dans ma tombe.

5. La deuxième fois que j’ai vu S. j’avais grandi de quelques pouces, c’était la moitié de ma scolarité collégienne, le temps était pourri, il neigeait énormément, j’avais froid et faim. Je vivais chez maman, avec papa ils étaient en froid. Nous n’avions plus d’argent car ma mère avait perdu son emploi. On mangeait des pâtes sans saveur, on perdait le goût de s’amuser, ma sœur n’était jamais là, toujours chez les autres, toujours invitée, elle ne manquait de rien. S. était arrivée devant la maison par erreur. Je l’avais reconnue, timidement je l’avais invitée à entrer, ma mère n’était pas à la maison. Midi sonnant, je l’ai proposé de manger des pâtes, je n’avais rien d’autre dans le frigo. Elle s’est amusée que j’ai si peu, elle a sorti un sandwich de son sac qu’elle a partagé en deux puis, une fois nos assiettes finies, j’ai fait la vaisselle. Elle a voulu se brosser les dents, je lui ai indiqué la salle-de-bain. Elle a vu que j’avais une baignoire, son visage radieux s’est illuminé, elle m’a demandé si elle pouvait prendre un bain car elle n’avait qu’une douche. « avant, on avait une baignoire, disait-elle, mais maintenant papa l’a remplacé par une douche, et les bains ça me manque, tu peux pas savoir! »
J’ai sorti une serviette et un gant du placard, elle commençait à enlever son pantalon et son t-shirt sans aucune gêne, je me suis mis à rougir, j’ai tourné la tête, je me suis dépêché de fermer la porte. Mes mains sont devenues moites, j’ai repensé à ses seins entraperçus, j’ai tenté de me concentrer sur la télé que le temps faisait vaciller, mon pouls s’accélérait, le temps s’allongeait, il me semblait qu’elle n’allait jamais sortir de là. Elle m’est apparue nue sous sa serviette quelques temps plus tard, ses cheveux mouillés frisaient, elle n’aimait pas ça, moi je trouvais ça mignon, ma main se perdait dans son peignoir alors qu’elle se lovait près de moi sur le canapé du salon, j’avais mes doigts entre ses chairs, je tentais de me rappeler comment on devait faire mais de ce que j’en avais vu sur du papier il y’avait une différence énorme.
- Je n’ai jamais fait ça… chuchota-t-elle.
Elle ajouta qu’avec moi elle voulait bien essayé. Je me suis déshabillé, mon sexe grossissait, j’étais au milieu d’elle, sur elle, puis, enfin, dans elle. Timidement, gauchement, en soufflant comme un phoque et elle gémissait en m’embrassant. Une fois finie cette histoire-là elle m’embrassa sur la joue, s’en alla, je m’imaginais alors ne plus jamais la revoir en remerciant le hasard de l’avoir placée là devant ma porte afin de perdre ma virginité par temps de neige. Elle revint à ma plus grande surprise le lendemain matin, puis le surlendemain, et le jour d’après. On faisait l’amour, je me couchais en elle, je l’imprégnais de mon monde de temps en temps quand je lui parlais des livres que je lisais, des films que je voyais, et on recommençait. Parfois on allait au cinéma, des fois on se retrouvait au restaurant, dans des bowlings, des bars par la suite, d’autres lieux se succédaient, dans des fêtes informelles, des endroits où les gens nous prenaient en photo lors de soirées passées à s’embrasser, liés l’un à l’autre. J’ai vécu quatre ans de ma vie avec elle, jusqu’à mes dix-neuf ans précisément. Elle était repartie de ma vie par le hasard également, en me trompant aussi, sans doute, me laissant seul avec la plaie au ventre, à l’agonie dans un monde que je ne comprenais plus, la veille de ma demande de fiançailles.

5. J’ai revu Mathilde après notre séparation, je venais d’avoir le permis, j’étais reparti voir la mer. J’étais un chien fou, un loup solitaire que la vie avait renforcé. Le long de la voie de sécurité la plage n’avait pas changée. Jules était toujours là dans son moulin, papa n’avait pas pu venir, j’avais le sentiment de le trahir par ce geste, mais bon, on passe notre temps à faire souffrir nos parents sans s’en rendre compte. Jules avait vieilli un peu plus, mais il me parla comme si on venait de se voir la veille. Rien n’avait changé, dans mon assiette c’était la même omelette, dans le verre le même vin, dans ma main la même cigarette, sur la plage la même femme qui me salua étrangement en levant un sourcil. J’ai pris place à ses côtés, elle lisait le même livre que l’an passé. Soudainement elle me reconnu, t’es le mec au nom de dictateur! Fit-elle surprise. J’ai confirmé que c’était bien moi. Nous avons longuement parlé de littérature dans le vent. Les mouettes dormaient sans doute, il ne paraissait n’y avoir aucun bruit, je me suis penché sur elle, je l’ai embrassé, Mathilde m’a prévenu qu’elle voulait prendre son temps, j’ai respecté son choix. Nous nous sommes allongés dans le sable en nous tenant la main, dans le ciel on voyait les étoiles, j’ai désigné la grande ourse, la petite ourse, l’étoile du berger… elle s’est moquée de moi en rajoutant que tout le monde savait ça. Elle m’a montré Andromède, j’ai soufflé que c’était extraordinaire, elle a rajouté que les étoiles étaient toutes mortes, j’ai demandé pourquoi, elle ne m’expliqua pas, elle s’était endormie, alors j’ai fait de même. Le matin je tenais la main de son fantôme, elle avait disparue. J’avais son livre contre moi qui disait sur une page raturée que:

La vie est faite
De défaites
De petits moments
De grands instants
Et d’un grain de folie
Pour chacune de nos nuits

J’ai serré le livre contre moi, j’ai râlé en enlevant le sable qui m’emmerdait, Jules était affolé, il m’a dit que je devais rentrer absolument chez moi. J’ai demandé pourquoi, il n’a pas voulu me le dire. J’ai avalé les centaines de kilomètres nous séparant. Papa pleurait, maman aussi, ma sœur aussi, mon frère et ma belle-mère n’étaient pas là. Pépé était à l’hôpital, il n’allait pas s’en sortir. Le grand chasseur était vaincu. Il est parti sans un mot pour nous, doucement, sans douleur. Son moment était venu. J’étais gêné, je regrettais de n’avoir rien eu de mieux à lui dire pour dernières paroles que « tu veux un verre d’eau? », le temps d’aller boire un verre pour moi il n’était déjà plus là. Le temps de fermer les yeux il était déjà dans un cercueil, le temps de les rouvrir il était déjà en terre, le temps de pleurer il n’était déjà plus là. Pépé est parti dans le froid de sa montagne, dans un cimetière en pente, un jour de vent. J’aime à penser que de temps en temps chamois et cerfs viennent rendre visite à sa tombe en enlevant la mauvais herbe qui l’embête assurément, et ça doit le faire sourire.

6. Mais ce qui m’a fait mûrir s’est passé un soir de juin. Il faisait bien trop chaud dans la maison de mon père, avec mon frère on ne parlait que rarement, nous étions de deux mondes opposés. J’avais remarqué que depuis une semaine il n’allait pas bien, mais dire ce qu’il en pensait, j’étais incapable de l’expliquer. Je n’étais pas bon psychologue avec ma famille, on avait tendance à ignorer nos douleurs les uns des autres, c’était quelques mois après la mort de pépé. Mon frère ce soir-là m’avait salué, une étrange lueur dans les yeux. Il n’y avait personne dans la maison, je l’avais laissé seul. Sa petite-amie était passée, elle avait dit que ça ne servait à rien de s’accrocher, que tout était fini entre eux. Alors il avait pris la corde, il avait hissé son corps en haut d’une chaise en se pendant au lustre, en plein milieu de sa chambre en s’excusant du désordre occasionné par sa mort dans une très belle lettre dont j’ai encore un exemplaire. J’ignorais que mon frère sache si bien écrire, je le regrette encore, j’ai ajouté une nouvelle plaie à mon cœur, la troisième. Ma belle-mère ne tarda pas à le suivre, elle s’en voulait trop d’avoir ignoré la tristesse des siens, elle ne laissa aucun message, elle s’en alla en souffrant sans doute énormément dans la baignoire avec cachets, veines coupées et eau gelée. Mon père a découvert le corps, après ça il n’a plus jamais reparlé.

7. Nous avons tenté de surmonter tout ça par un noël de l’oubli cette année-là. Nous nous sommes donc tous réunis, la vieille famille, ce qu’il en restait, et la nouvelle, c’est-à-dire mon beau-frère, le prétendant de ma sœur, et ses parents. J’étais ivre de désespoir, je me suis moqué d’eux, j’ai mis en garde mon beau-frère en lui ressortant le vieux souvenir de la boîte trouvée dans la terre. Il prit cela à la légère, souriant timidement à mon taux d’alcoolémie avancée. Je désespérais tout le monde, je suis sorti par la suite en laissant seuls la famille qui restait: ma grand-mère, mon père, ma mère, ma sœur et son futur époux. J’ai pris la voiture, je voulais retrouver S., frapper à sa porte, la harceler afin de lui dire que je l’aimais. La voiture dérapa dans la neige, c’est ainsi que je suis mort, enfin je crois.
Ma sœur s’est mariée à l’été dans une ville en plaine. Il faisait bien trop chaud, sa robe était immense, je n’étais pas invité. Deux gamins prirent la succession dont j’oublie les noms, un enfant mort-né suivit, puis, ce fut terminé. Mon beau-frère commença à déprimer, ses parents se tuèrent dans un accident d’avion pour couronner le tout. Il accusa ma sœur d’être maudite, la délaissant avec ses enfants. La malédiction prit un tour encore plus inédit quand mémé perdit la vie en chutant dans les escaliers. Ma mère était avec elle, elle eût un haut-le-cœur, la surprise fut telle que sa respiration se bloqua complètement. Comme il n’y avait personne d’autre ce jour-là, ma mère suffoqua, rendant l’âme à qui elle appartenait sur le corps sans vie de sa mère.

8. Maintenant j’ai un père muet. Ma sœur déprime, elle s’occupe de ses deux enfants en prenant soin d’eux. Elle est convaincue qu’une menace plane sur eux, alors elle les surprotège. Moi, au milieu de tout ça, j’ai pris la fuite. Nous avons vendus la maison avant que je parte, on pensait que la mort ne pouvait pas nous rattraper ainsi, que la malédiction allait rester sur place. C’est ainsi que nous sommes repartis de zéro, qu’on a reconstruit nos vies en nous séparant à jamais.

9. Je n’ai pas revu mon père depuis.

10. Je n’ai pas revu ma sœur depuis.