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01/02/2012

68. les évadés de l'irréel



c'est l'histoire d'un navire qui s'échoue en plein milieu du désert. Non, en fait il a déjà sombré entre les dunes de sable. Le capitaine, cette espèce de sale patron, avait vu juste. Il avait eu beau tenter de redresser la barre que c'était déjà trop tard. Alors le navire s'est affolé, c'était un beau galion d'une centaine d'années au moins, hérité du temps de la route du rhum, un magnifique bâtiment tout en bois d'une quinzaine de mètres de hauteur au moins. Sa voile était noire, marquée d'une croix rouge aux bords repliés qui symbolisait un ange. Le mât avait été taillé dans un bois majestueux au nom obscur. Les voiles avaient connues bien des temps obscurs, elles avaient essuyées bien des tempêtes, sur les flancs apparaissaient encore des traces salines de ces lamelles dangereuses qui coupent en pleine gloire la tête des bestioles perdues dans l'air. l'équipage, parlons-en, était aux trois-quarts composé de nègres, des bandits de long-chemin qu'on avait "puni" en leur offrant la liberté des fers. Certains regardaient la mer à travers les lucarnes des rames, ils s'agitaient avec elle, ils dansaient avec elle, ils mouraient avec elle. Allez savoir ce qui passe dans la tête d'un noir quand le capitaine erre sur le ponton d'un bout à l'autre la mine pensive. Il se dit sans doute que son navire ne peut pas sombrer dans ces courants d'eau douce, la mer est furieuse au-dehors, l'océan râle, mais le patron est un diable qui prend mille folies à son bord. Il gueule bien plus fort encore qu'un éclair, sa voix résonne aux quatre coins, les marins s'activent, on tremble de trouille, on se pisse dessus à ce moment-même ou le mouvement est devenu si fort à l'intérieur qu'à l'extérieur qu'on ne peut plus contrôler quoi que ce soit. Mais au capitaine qui n'attend que la mort sur son chemin parfois il y a cette histoire du navire qui s'échoue au milieu du désert. Alors sur sa lancée la mer est devenue autre, l'ôcre prend le dessus sur l'azur, un bruit pareil à nulle autre retentit, un glissement de grains qui fuit le long de la coque, on s'échoue, on meurt, les hommes vomissent dans le moindre coin, cette terre est si plate que... mais... que se passe-t-il? le navire s'estompe d'un coup, le bois se brise, ce mât qui paraissait surnaturellement invincible tombe, les voiles se déchirent, la coque se troue ouvrant aux passagers une large vitre dorée sur cet autre Océan qu'il n'ont jamais vu de leur vie et... les canots de sauvetage sont hissés, tout le monde s'échappe, un homme à la peau d'ébène tombe de l'autre côté, comme happé. "Un homme à terre" hurle un mousse! on lance les bouées, tout le monde prend le large, le capitaine est vaincu par sa propre histoire, condamné à la chaleur, à l'arridité de la zone, il n'a jamais vu ça et... alors que le tout dernier homme fuit le navire, dans les chaloupes, quelqu'un se retourne en entendant une dernière musique. C'est le son d'un piano qui navigue au-delà des vents, par-dessus les nuages, les notes fuyantes se transforment en mélodie, la mélodie est une mouette qui bat des ailes, qui tournoie jusqu'au soleil dans un dernier éclat.



- C'était quoi cette détonation? demande l'un.



Mais sa question est restée en suspens, tout le monde prend conscience de cette ultime note macabre. Les hommes, fiers, baissent leurs yeux, ils portent le chapeau à la main. Ce silence dure une minute entière, plus rien ne bouge. Puis, lentement, les échoués rament à coups vifs jusqu'en mer pour retrouver l'aide de la côte, des rochers, des mouettes, de la vie.