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15/01/2011

148. tribute to mon père


Après la fête je l'avais vu vaciller, au soir de ces cinquante-sept ans. Ce n'était plus le même homme que vingt ans auparavant, lentement le temps poursuivait sa marche déstructrice. Je confiais alors à ma femme que oui, bientôt je n'aurai plus de père, dans dix ans, dans vingt ans peut-être, il ne sera plus là. Il y avait aussi ce jeu avec ma soeur, celui de nous deux qu'il allait avoir au téléphone en premier. Des années j'aimais l'appeler tôt le matin, mais maintenant je laissais le plaisir à ma soeur de me doubler. J'aurai très bien pu la battre en appelant encore plus tôt, tout de même. Ma soeur tenait de lui de ce côté-là, elle n'était pas matinale. L'éventualité de l'appeler au saut du lit ne m'intéressait plus, il me venait alors l'impression qu'un rien l'avait rendu fragile, que tout pouvait le tuer, que je n'avais plus qu'à veiller sur ce bon vieil ivrogne de paternel pour m'en faire un objet précieux. Après la fête, s'en dodelinant vers les robes de l'aurore, il me paraissait déjà plus petit que la veille. Bientôt il aura soixante ans. La faiblesse du vieil homme ne réduisait pas pour autant son intelligence, mon vieux était capable de citer Rimbaud les doigts dans le nez, il glorifiait Perret, Brassens et Brel. Il pleurait devant un joli poème, glorifiant la femme j'avais hérité de lui un centième de son talent à manier les mots aussi bien que les idées. Lorsque mon père regagna sa chambre, brisant des verres au passage qui se fracturaient en mille étoiles sur le sol, poussés par les lourds pans de sa robe de chambre digne d'un écrivain désabusé, mon père alors, ce père affreusement monstrueux, m'embrassa sur le front, comme autrefois, comme quand j'étais gosse, et m'intimida l'ordre d'aller à mon tour me coucher, ce que j'ai fait bêtement. Bien que je n'étais pas fatigué, je m'en suis allé, laissant le salon en plan avec ces cadavres amoncelés. J'étais dehors, peu habillé, regagnant mon lit à pied, une clope au bec et mes idées confuses. Le jour se levait à tout petit feu, et mon père endormi se relèvera de son dernier lit, j'en suis sûr.

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