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06/10/2010

196. à l'aube des interstices


Nous on a Johnny, faut pas en dire du mal!

Tonton Georges se disant, a hurlé dans la pièce en frappant du poing sur la table et tu regardais sans cesse la grande course des aiguilles sur l'horloge suspendue au-dessus de la porte d'entrée comme si le temps soudainement allait te permettre de te glisser de ce faux-pas. Devant toi on a étalé l'eau dont personne ne se sert, une assiette avec la choucroute en boîte servie à l'intérieur à peine tiède. Ton pastis dans une main, t'as du mal à le finir. Le Georges te ressert à boire, cette fois-ci du vin, un Bordelais comme toujours, le tic-tac des pendules rend ton calvaire impossible à supporter, mais tu écoutes les conneries de l'autre, la télé bloquée sur la une, le son à fond parce qu'on devient sourd dans les terres plates du silence en ce milieu de pays.

Nous on a Johnny... a rabâché tout doucement l'oncle, puis il s'est penché sur son assiette à la grise mine et lentement entrepris de manger, le nez collé presque contre l'assiette, les cheveux dans son verre, ou était-ce le front, tu ne sais plus, c'est à peu près pareil de toute façon.

L'autre vieux rafistolé passait à la télé, ça souriait de toute ses dents, dehors le joli temps du mois d'octobre te hurlait de fuir, même si c'était pour te perdre. Tu repensais aux subventions alors, celles que le bureau t'accordait, les visites obligatoires aussi parce qu'il fallait bien remercier ce bon vieux Georges de t'avoir offert une place de choix dans la grande usine de sauciflard du pays. D'ailleurs, en plus de la boîte on t'avait dressé un éventail dégueulant de charcuterie, déposé à même la table, encore dans leur emballage ou non, saucisson, jambon, lard, d'autres choses encore, tu te souviens même plus de tous les noms, mais tu revois le pâté que faisait le voisin et ça te fait remonter dans l'estomac un arrière goût de dégueulis nostalgique. Il y a dans les journaux du soir comme un vieux son d'accordéon, cette petite musique de mort, ces vieux refrains de courtisane délaisée. Puis on chante, on en peut plus de chanter, mais on sait très bien que les dimanches d'ennui on les passera à faire la sieste, lire des livres, fumer la pipe de temps en temps à écouter gronder le tonnerre qui s'annonce à la manière du diable cognant à la porte. L'assiette vide en bout de table est, tu le sais, pour l'inconnu qui viendra traîner ses sabots ici. Mais cette assiette vide c'est aussi la mort, l'absent, celui qui manque duquel on entretient le souvenir, la vieille tata Johanne, au regard livide, cell qui prépare bêtement le repas sans rien dire, celle à qui l'on doit tout, jusqu'aux pantalons rapiéciés, elle ne pipe pas un mot devant vos discutions vaseuses, les pensées sur les femmes qui sont toutes des putes, dixit l'oncle, le pet aussi, lâché de travers et bien gras dans la soupe du soir, tu le sais, tu l'as vu, tu l'as senti.

Mais Johnny... symboliquement parlant, Johnny vient de te faire comprendre que tu n'as jamais dit "mon oncle" comme si "mon" était synonyme de détresse, de honte, c'est le mépris de nos proches, la famille que l'on cache, que l'on ne présente jamais. Et pourtant, ils ont des racines pleins les chevilles...

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