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20/07/2010

262. la photographie


La dernière fois que j’ai vu mon père, je l’ai rasé. C’était dans la semaine de mon accident. Comme il était souffrant, j’ai passé une nuit chez lui dans son petit appartement parisien proche des Tuileries, et au matin, après avoir préparé son thé au lait, j’ai entrepris de le débarrasser d’une barbe de plusieurs jours. Cette scène est restée gravée dans ma mémoire. Engoncé dans le fauteuil de feutre rouge où il a l’habitude de décortiquer la presse, papa brave vaillamment le feu du rasoir qui attaque sa peau distendue. J’ai disposé une large serviette autour de son cou décharné, étalé un épais nuage de mousse sur son visage, et j’essaie de ne pas trop irriter son épiderme strié par endroits de veinules éclatées. La fatigue a creusé les yeux au fond de leurs orbites, le nez apparaît plus fort au milieu des traits émacié mais l’homme n’a rien perdu de sa superbe avec le panache de cheveux blancs qui couronne sa haute silhouette depuis toujours. Dans la chambre autour de nous les souvenirs de sa vie se sont accumulés par couches jusqu’à former un de ces capharnaüms de vieillards dont-ils sont les seuls à connaître tous les secrets. C’est un désordre de vieux magazines, de disques qu’on n’écoute plus, d’objets hétéroclites et de photos de toutes les époques glissées dans le cadre d’un grand miroir. Il y a papa en petit marin qui joue au cerceau, avant la guerre de 14, ma fille de huit ans en cavalière, et un cliché de moi, en noir et blanc, pris sur un terrain de golf miniature. J’avais onze ans, des oreilles en chou-fleur et un air de bon élève un peu benêt, d’autant plus horripilant que j’étais déjà un cancre professionnel.
J’achève mon office de barbier en aspergeant l’auteur de mes jours avec son eau de toilette préférée. Puis nous nous disons au revoir sans que, pour une fois, il ne me parle de la lettre rangée dans son secrétaire où sont consignées ses dernières volontés. Depuis lors, nous ne nous sommes pas revus. Je ne quitte pas ma villégiature berckoise et, à quatre-vingt-douze ans, ses jambes ne lui permettent plus de descendre les majestueux escaliers de son immeuble. Nous sommes tous les deux des locked-in syndrome, chacun à sa manière, moi dans ma carcasse, lui dans son troisième étage. Maintenant c’est moi qu’on rase chaque matin, et je pense souvent à lui quand un aide-soignant râpe consciencieusement mes joues avec une lame vieille de huit jours. J’espère avoir fait un Figaro plus attentif.
De temps à autre il me téléphone, et je peux entendre sa voix chaude qui tremble un peu dans le combiné qu’une main secourable a collé à mon oreille. Ça ne doit pas être facile de parler à un fils dont on sait trop bien qu’il ne va pas répondre. Il m’a aussi envoyé la photo du golf miniature. D’abord je n’ai pas compris pourquoi. Ce serait resté une énigme si quelqu’un n’avait pas eu l’idée de regarder au dos du tirage. Dans mon cinéma personnel se sont alors mises à défiler les images oubliées d’un week-end de printemps où les parents et moi étions allés nous aérer dans une bourgade venteuse et pas très gaie. De son écriture charpentée et régulière, papa a simplement noté: Berck-sur-mer, avril 1963.


Jean-Dominique Bauby, le scaphandre et le papillon

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